Le festival Musicalarue accueillait pour l’édition 2023 également le groupe Massilia Sound System, venu interpréter chansons de son dernier album, et titres populaires de son répertoire.
Si on ne présente plus, après quarante ans d’une trajectoire originale sur la scène française, le groupe marseillais, qui fut parmi les pionniers à s’emparer d’un genre musical exotique et moderne -le Raggamuffin- pour y faire vivre, remuer et chanter la langue provençale, et exprimer, en ses deux langues -Français et Provençal-, dans une musique d’ailleurs, les préoccupations d’un quotidien d’ici, on se réjouit et se délecte toujours autant de son activisme sonore et de la persistance de sa créativité, qui enfantait en 2021, un dernier album « Sale Caractère ».
« Sale Caractère » distille treize morceaux, qui engagent la plume polyglotte du groupe, son sentiment sur la vie (« Dans l’oreillette », « Tôt ou tard »), son attachement aux liens d’amour, d’amitié, de solidarité (« Vive la solidarité », « Casa Massilia »), son propos social et ses colères politiques ajustant un regard critique, parfois caustique, et sans concession, sur les clichés et fantasmes qui ont la peau dure (« A la rue », « Lo Mercat »), dans une rencontre toujours inventive entre le Sound System du Reggae-Raggamuffin et l’écho de chants aux sonorités incantatoires et à l’effet hypnotique des folklores autochtones (« Nine », « Uei »). La rencontre, comme principe actif et moteur, entre l’universel et le local, le moderne et l’ancestral, l’horizon et l’héritage, pour nourrir l’échange et le partage qui rassemblent, avec l’autre, le différent, dont on apprécie qu’il ne nous ressemble pas, précisément pour apprendre et prendre une part de lui et lui enseigner et lui donner une part de soi, et cuisiner ensemble un plat riche en ingrédients et saveurs variés, pourrait définir la philosophie de cette fusion, comme, du reste, de chaque aventure artistique qui emprunte et adopte un outil venu d’ailleurs pour véhiculer ses messages et prolonger la vie de sa propre culture. Jean Ferrat aurait twisté ses mots « s’il fallait les twister » (« Nuit et Brouillard ») ; Claude Nougaro faisait swinguer les siens ; Nino Ferrer et Michel Jonasz ont pleuré les leurs en Blues. Massilia s’inscrit dans la longévité partant de cette première génération qui fit danser et bondir les siens en Rap, en Funk, en Raggamuffin, en Dub. Et, n’en déplaise aux centralistes et aux tenants de la « balkanisation », que ces mots appartiennent à la langue française ou à une langue régionale, ou même un patois local, tant qu’ils pivotent, chaloupent et se balancent sur des rythmes lointains et étrangers, la xénophobie n’a pas sa place entre eux et ne saurait en prendre le contrôle pour les conduire à un quelconque repli identitaire.
Leur musique toujours pétrie d’une énergique bonne humeur, colorée de tendresse et parsemée d’autodérision, l’œil vif sur les réalités de notre époque, et la griffe vocale acérée pour sortir la langue de la poche aussi pertinemment qu’il se peut, Tatou (Mossu T) et Gari Gréu, deux des chanteurs de Massilia, nous accordaient en entretien juste avant leur concert, où il fut question de tout ça.
– Bonjour messieurs et merci de nous accorder cet entretien. Votre répertoire compte bon nombre de chansons en langue française, d’autres en Provençal, d’autres encore dans les deux langues. Existe-t-il un critère, intuitif ou intellectuel qui détermine le choix de la langue dans laquelle vous souhaitez vous exprimer?
– Gari : Oui, les chansons se décident à trois. C’est souvent l’un des autres qui commencent. Il y a des sujets, par exemple des chansons d’amour, ou des trucs poétiques, qu’on va plutôt faire en Provençal. Ça se décide assez naturellement. Maintenant on fait pas mal de chansons dans les deux langues. Il y a des choses que tu vas exprimer plutôt en Provençal, parce que dit en Français, ça serait un peu mièvre, peut-être. Et de la même manière, tout ce qui est très radical dans Massilia va être dit en Provençal aussi. Il n’y a pas vraiment de règles. Après il y a plein de mecs qui ont fait ça avec leur langue, comme Rachid Taha, Zebda, qui sont quand même sur ce même regard, ce même rapport aux deux langues. Hakim et Mouss ont des chansons un peu en Rebeu, un peu en argot, alors que si tu le traduisais en Français, ça sonneraient peut-être un peu mièvre. La langue amène un petit paravent.
– On t’avait vu d’ailleurs ici venir chanter avec eux lors de leur concert sur cette même scène St Roch où vous jouez ce soir, il y a quelques années. Est-ce un bon souvenir?
– Gari : Oui, on se retrouve vraiment sur notre manière d’être artistes. Quand je suis avec eux, j’ai l’impression que je fais partie de leur groupe.
– Vous semblez être parmi ces groupes qui écrivent et composent, et sortent des albums à l’envie, et non pour répondre à des impératifs de carrière. Ce sentiment correspond-t-il à une réelle liberté de Massilia?
– Tatou : Oui, on a ce luxe. On l’a décidé depuis 2003, parce qu’avant on était dans un espèce, pas de train-train, mais, c’est à dire que la loi du métier est de te demander tous les six mois : « quelle est votre actualité ? ».
– Gari : Ce système dépend aussi des organisateurs de concerts : pour remplir leur salle, il faut que tu aies sorti un album, avec la promo qui va avec. 2003, ça correspond au moment où on a créé chacun nos petits projets personnels, pris nos petits chemins, qui nous ont permis de revenir à Massilia quand on en avait envie, quand ça nous faisait plaisir, quand ça nous manquait.
– Tatou : Après, on a fait comme ça, parce que la façon dont on fonctionnait nous permettait de le faire. C’est à dire qu’à un moment, on s’est aperçu qu’on n’était jamais disque d’or, mais que dès qu’on faisait un concert, on remplissait ; c’était plein. Donc on s’est demandé à quoi cela sert de courir après des trucs qui ne nous intéressent pas, et pour lesquels on n’est pas faits. Du coup on s’est dit qu’on allait faire les choses comme on en a envie, et que ça allait faire plaisir à des gens qui viennent nous voir, au moins. Faire plaisir à des gens qui ne viennent pas nous voir, on s’en fout.
– Gari : On est un peu sortis du game. On ne sort pas un album spécialement, parce qu’on a des choses à dire, mais parce qu’on en a envie. Des fois, tu as juste envie de déconner. Dernièrement il y a eu le covid, cette période, un de nous qui avait un gros problème personnel et avait besoin qu’on soit autour. C’est pour ça qu’on s’est retrouvés au studio, pour sortir de la maison.
– Tatou : Parce que là, ça fonctionnait. C’est à dire qu’on s’était retrouvés deux ans avant, et au bout de trois semaines, on était repartis. On n’a pas de pression, en fait. C’est l’avantage d’un groupe qui a notre âge : que veux-tu qu’il lui arrive de plus ou de moins ? On s’en fout. Et ça, c’est une force. Et finalement, même si on a travaillé avec des gens, notre ADN a toujours été un peu de faire ce qu’on voulait, comme faisaient les groupes de Rock alternatif à notre époque.
– Parlons de votre dernier album « Sale Caractère » qui porte treize titres au propos souvent pertinent et nécessaire, comme la chanson d’où l’album tire son titre, qui justifie, sinon la revendique, une forme d’indocilité, et affirme la salubrité de certaines colères légitimes, à l’heure où l’expression de la contestation est souvent mal perçue, et réprimée. Diriez-vous que « sale caractère », outre la revendication politique, est un qualificatif qui vous sied humainement?
– Tatou : Oui ! Mais dans Massilia, on a toujours eu l’habitude d’écrire des chansons que tu peux aborder de plusieurs facettes. On est « cagants », comme on dit : on est des gens exigeants avec les choses, on fait gaffe à notre ligne de conduite, et à ce qui pourrait l’entraver ou la contredire. Souvent les gens pensent qu’on est un peu retords à cause de ça. En plus, en tant que Marseillais, on a cette image de Marseillais qui gueulent toujours. Et puis politiquement, ça tombait aussi à un moment, avec un président qui parlait des « Gaulois réfractaires », d’un peuple de « procureurs ». Donc dans « Sale caractère », il y avait à la fois notre propre caractère réel, et aussi ce sale caractère qui est pour nous la démocratie, c’est à dire : ouvre-la, parle fort. Dans tous les sens du mot, parce que parler fort, c’est aussi l’ostracisme contre les Marseillais, et les Méridionaux de manière générale, ceux dont on pense qu’ils ne font pas grand-chose, mais parlent fort. C’est par rapport à tout ça. Le Papet avait écrit ce refrain, et dès qu’on l’a écouté, on l’a coulé dans ce sens. C’est tellement drôle. On aime aussi se foutre de nous-mêmes, la dérision.
– Gari : Ça reste un truc positif pour nous d’avoir un sale caractère, d’être dans le débat, de dire ce que tu penses. C’est la base de notre histoire. On n’a pas fait de conservatoire ; on n’est pas dans une quête de monter des pyramides. On est des gars qui mélangent leurs vibrations, leur amour, leur amitié.
– Tatou : Après c’est l’expérience du combat. C’est quoi nos armes ? C’est quoi les armes du peuple aujourd’hui ? C’est la solidarité. C’est le seul truc qui fonctionne. Dire qu’être solidaires, ça marche, c’est un appel au rassemblement, à dépasser les faux clivages. Nous, on a toujours aimé rassembler. Quand on joue, il y a quatre générations de gens, il y a des fracas, des sages, des mecs qui aiment le Rock’n’Roll, des types qui sont fous de Reggae, des mamies qui viennent de villages. C’est ça, la solidarité. Ce n’est pas la solidarité des jeunes, ou la solidarité des Rastas, ou ce que tu veux. C’est : quelle est ta posture à toi dans la communauté qu’il y a autour de toi ? Nous, on s’est toujours considérés comme étant, comme le boucher, ou le boulanger ; et notre boutique, c’est les chansons. On s’est toujours considérés comme ayant ce rapport direct avec ce qu’on vivait.
– Gari : On a toujours essayé de bien définir notre fonction de chanteurs.
– Tatou : Quelque part d’avoir été boudés par le centre, ça nous a aidés. On n’a jamais été dans des situations artificielles, coupées du monde, le show bussiness. Et je pense que les gens ont toujours ressenti ce truc là.
– Gari : C’est pour ça que Massilia a quarante ans, aussi. Sinon on se serait dissous dans ce système.
– Tatou : C’est un peu aussi pourquoi notre modèle était ce modèle jamaïcain. C’est parce qu’on sentait ça dans ce modèle : c’était des types qui étaient les médias du quartier. Le sound-system servait à ça.
– Gari : Il n’y que dans la Reggae et dans le Blues que tu voyais des vieux chanteurs qui n’avaient plus de dent et qui faisaient danser les minots. Donc ça a toujours été un modèle, et encore plus maintenant, pour nous, au niveau de la fonction. J’aime bien faire danser les minots, faire le grand frère.
– Et c’est aussi une musique populaire qui porte traditionnellement, parfois le désarrois ou la détresse d’un quotidien, d’une population, les espoirs de changement, des revendications sociales, des aspirations humanistes, des combats politiques contre l’oppression. Vous qui avez des engagements auprès de telles causes, vous retrouvez-vous aussi dans la philosophie de cette mise au service de luttes de la musique?
– Tatou: Ça nous fait toujours bizarre quand on nous dit des trucs comme ça. Quand on nous demande pourquoi on joue pour SOS Méditerranée, par exemple, moi je ne me pose pas la question. C’est si on ne jouait pas pour SOS Méditerranée qu’il faudrait nous poser la question. On fait ça bien sûr parce qu’on est conscients ; évidemment on a des idées politiques bien réelles. Mais on fait ça aussi, parce qu’on est bien comme ça. Touchons du bois, mais jusqu’ici, on a eu une vie extraordinaire. Souvent les gens ne disent pas : « je vais voir Massilia », mais : « je vais au Massilia ».
– Gari : Ils ne viennent pas voir un répertoire, mais une bande de copains.
– Tatou : Et souvent ils viennent en bande, et en ayant planifié leur soirée. C’est à dire d’être d’abord passé voir tel truc, boire un coup à tel endroit. Et ce qui est fort maintenant, c’est l’inter-générationnalité : devant nous, on a des minettes de quinze ans qui n’étaient pas nées quand Massilia a commencé, et puis des gens qui étaient là au début.
– Vous mentionniez à l’instant la solidarité. La chanson « Vive la solidarité » s’attache au sujet, mais elle n’est pas la seule. « A la rue » parle de la dilution des solidarités, de la division des gens, au sein de la classe populaire, notamment dans votre ville, dont elle écorne le cliché « bon enfant » et l’illusion d’une cité à l’identité unitaire. Est-ce quelque chose que vous sentez de plus en plus prégnant dans notre époque?
– Gari : Cette chanson parle de Marseille, mais tu peux la faire à Paris, à Valence, partout.
– Tatou : Mais c’était important pour nous que ce soit une chanson sur Marseille, parce que, pour Massilia, comme les groupes de Rap, quand on a commencé dans les années 80, le Rap et le Reggae portent en eux la célébration du local. On est fiers d’être Marseillais, fiers de notre ville. Donc c’était important pour nous de lui donner de temps en temps un petit coup de bâton. On est fiers, mais on n’est pas fous : quand on ferme les yeux, Massilia qu’on rêve, ce n’est pas le Marseille, quand on va au fond de la réalité. On a toujours promu que Marseille était une ville à fond dans le cosmopolitisme, où tout le monde venait d’endroits différents et se retrouvait dans l’accent, non, pardon -tu vois lapsus-, dans l’action, en disant « On est Marseillais », ce qui est en partie vrai : c’est la ville où les gens sont le plus varié et ou l’identité est la plus forte. Mais ce truc là a tendance à être battu en brèche.
– Gari : Ce truc là, tu le retrouves quand on fait la sardinade, quand on fait des choses sur l’espace public, quand on arrive à créer des évènements, quand on ferme les yeux. Mais la réalité, ce n’est pas ça.
– Tatou : Le mythe fondateur de Marseille, Gyptis et Protis. C’est le marin grec qui arrive et tombe amoureux de la fille du chef local, et de leur amour nait la ville. C’est un mythe magnifique. Je pense qu’on a le mythe fondateur le plus splendide de toutes les villes. Malheureusement, au lieu que ce soit ça qui nous guide, qui nous mène, et qu’on amène au monde, au lieu d’exporter le génie de notre ville qui est que, sans se diluer, on arrive à être ensemble, finalement on importe des trucs à la con, de forteresse, de peur, de ghetto. Pour moi, c’est difficile d’imaginer qu’on puisse être raciste et Marseillais par exemple.
– Gari : Le front national devrait faire 0 %.
– Tatou : Vu l’histoire de la ville, vu nos fondations, vu ce qui nous plaît -c’est à dire le Marseillais, ce qui lui plaît, c’est qu’on y fait du couscous, de la pizza, de la bouillabaisse, qu’on est un port, et un port c’est l’endroit où il y a des trucs qui s’échouent, et y en a que tu ramasses et y en a dont tu ne veux pas et que tu rejettes à la mer, mais on a cette espèce de cuisine- c’est difficile. Et cette chanson veut dire qu’on est « à la rue », parce qu’au lieu de promouvoir ça, on reprend toutes les conneries, les manipulations, les instrumentalisations de la misère et du malaise des gens. Et tu as raison : ça dénonce la fin de la ville, parce que la ville, on la concevait comme ça, comme l’agora, l’endroit où on se rencontre. Et on voit bien qu’il y a des ruptures. On voit bien que la fracture entre les défavorisés et les autres s’écarte de plus en plus, et qu’il finit par ne plus y avoir de dialogue, alors qu’on était une ville où il n’y avait pas de banlieues avant, où le centre-ville était le creuset, le lieu le plus populaire. Et on sent que ça bascule, et comme par hasard ça bascule avec la gentrification et l’arrivée de gens plus riches. Sans pleurer non plus, sans se dire que c’était mieux avant. Quand tu as notre âge, tu as tendance à te dire que c’était mieux avant. Mais on se retient.
– Gari, tu viens de dire que le front national devrait faire 0 % à Marseille. Mais on eut considérer qu’il devrait faire 0 %, en toute logique, partout où il existe une identité culturelle locale ou régionale forte, dans la mesure où le patriotisme national français ne devrait pas y avoir d’adhérence. Et d’ailleurs, contrairement à un préjugé répandu qui fustige les régionalismes comme des replis identitaires et des fermetures au monde, à l’autre, on se rend souvent compte que l’attachement à un particularisme n’empêche pas l’intérêt pour les autres cultures, et le goût des rencontres et des échanges. Votre création artistique en est une preuve. Quel est votre point de vue sur ce rapport entre la défense et la perpétuation des héritages culturels locaux, l’ouverture à l’internationalisme, et la propagation des idées nationalistes xénophobes?
– Tatou : Ça a un rapport direct ! Les gens comme nous savent très bien que l’état ne les considère pas comme des Français, mais comme des gens bizarres. Nous, les gens de Dunkerque ou d’ailleurs. Et donc cela créé une sur-envie du colonisé d’en rajouter et d’être Français, et de se défendre contre les nouveaux qui arrivent. Tu as raison ; c’est une très bonne analyse politique : l’Alsace, chez nous, ce sont des endroits où l’identité même des gens est un sujet difficile, parce qu’on leur a désappris leur langue, on leur a dit que parler avec l’accent, ça marque mal, ce n’est pas un signe d’ascension sociale. On le voit aussi avec des gens issus de l’immigration italienne qui se jettent dans les bras du front national, parce qu’ils ont tellement broutés pour qu’on ne les traite plus de ritals, de spaghettis. Ça a toujours été symptomatique pour moi de voir que les gens qui votaient nationaliste avaient des noms espagnols, italiens, provençaux, qu’entre eux ils ne parlaient pas Français, mais après allaient revendiquer de l’être. Mais tu as raison, et c’est rare qu’on nous dise ça, alors qu’en plus c’est la vérité. L’expérimentation du mépris, c’est sur nous qu’elle s’est faite. Exactement comme l’expérimentation du colonialisme s’est d’abord faite sur nous. On a commencé à nous dire que les mecs de la cour, la haut, parlent le Français comme il faut, que nous sommes des peigne-culs. Et ça continue. Et c’est difficile : quand tu dis à des gens qu’on a des problèmes, parce qu’on a un accent, ils ne te croient pas. Mais exactement comme quand tu leur dis qu’on a des problèmes, parce qu’on est noir. Le centralisme amène ce mépris, cette idée qu’il y aurait une culture internationale, ou nationale, d’importance, la culture française par exemple, qui serait à tel niveau, et que toi, le local, tu n’es pas autre ; tu es moins. On le sent bien, même avec des gens de gauche qui te disent comme tu es sympathique et exotique. Quand on s’en va à l’étranger, jamais aucun journaliste étranger ne nous a demandé pourquoi on parlait en Provençal. Alors qu’ici, le fait que tu fasses du Raggamuffin en provençal paraît extraordinaire, comme si c’était trop bizarre par rapport à la modernité du truc. Comment une langue du Moyen-âge peut-elle être moderne et intéresser la jeunesse ? Et on nous demande si ailleurs, ils nous comprennent. Est-ce que tu demandes aux Rolling Stones si ailleurs ils les comprennent ? C’est complètement idiot ; ça ne se demande pas : c’est la musique. C’est l’Histoire de France, comment notre état est formé et fonctionne, sa génétique, qui fait ça. Alors que ceux qui sont partis de Marseille en 1789 pour virer le roi, ils parlaient Provençal. On a même un hymne national qui s’appelle « La Marseillaise ». On ne va pas dire que c’est notre combat, mais c’est quelque chose qu’on sent, qu’on est vus comme des bêtes un peu bizarres. On n’a pas la mentalité de dire qu’on va mourir, que c’est fini, qu’on est les derniers Indiens de la Réserve. On ne s’est jamais posé ces questions là. D’une part, parce qu’on n’est pas des ruraux ; nos parents ne parlaient pas le Provençal. Donc, pour nous, prendre possession de la langue est une décision identitaire, au vrai sens du mot : s’en servir, justement parce qu’elle n’appartient à personne. Il n’y a pas d’armée occitane. Depuis que l’autre région est devenue « Occitanie », il y des trucs qui me gênent : quand je vois « ANPE Occitanie », ça me gène, qu’on ramène l’identité occitane à quelque chose de national. Quand je vais à une manif, et que je vois cent mille drapeaux occitans, ça ne me plaît pas, parce que je me demande ce que je dirais si j’allais à une manif et que j’y voyais cent mille drapeaux français. Je me dirais qu’il y a un truc qui cloche. Géographiquement c’est assez facile de concevoir le Pays Basque, la Bretagne, la Corse. Par contre quand je te parles d’Occitanie, c’est la moitié de la France. Et ça parle Gascon, Provençal, Occitan : c’est assez complexe, même si en voulant étudier ça scientifiquement, on verrait que ça ne l’est pas, et qu’on parle tous la même langue. Pour moi, parler le Provençal, c’est être complet : je suis provençal et français aussi, et je passe de l’un à l’autre constamment. Ça me fait comprendre que je suis toujours dans l’altérité. Ça a été une école pour nous. Ça fait comprendre qu’on peut vivre dans un même territoire et être dans des antagonismes, et que c’est logique.
– L’un de vous était instituteur et l’autre a fait des études d’architecte, avant de fonder le groupe. Diriez-vous que la transmission et la créativité sont aussi des moteurs que vous avez retrouvés ou transposés à travers l’activité de Massilia?
– Tatou : Ça n’a pas grand-chose à voir. La transmission, je pense qu’elle vient de la musique qu’on joue, du genre musical que nous qualifions de folklorique, parce qu’on considère que le Reggae est un folklore. Et dans les musiques folkloriques, il y a l’apprentissage et la transmission. Ces musiques souvent naissent dans des endroits où il n’y a pas d’école, et donc où les chansons servent de repères, de code de bonne conduite. C’est à dire que la chanson traditionnelle répond à ces questions de code moral : comment se comporter avec la femme, avec le mec qui est plus pauvre. Elle a ce rôle ; et ce côté fonctionnel de ce qu’on fait nous a toujours beaucoup importé. Tu sens ce côté rassembleur, à écouter une musique traditionnelle, tout de suite. Tu écoutes déjà premièrement la réalité ; c’est à dire que tu sens que le chanteur amène la réalité de son endroit, et que de ce fait, il chante la réalité de ton endroit. La Jamaïque, c’est très loin pour nous. Mais quand on entendait Bob Marley chanter, on sentait qu’il portait cette vérité de la Jamaïque, et il était crédible, et du fait qu’il portait sa réalité, il portait la notre : c’était à la fois un mec très lointain qui nous amenait un message exotique, et à la fois un voisin de pallier. La musique, c’est ça : de l’aller et du retour. C’est ce qu’on fait ; on est comme des marins :on part, on s’en va, et on y va chanter chez nous, et quand on revient, on reconstruit avec ce qu’on a pris ailleurs. Mais pour cela, il faut qu’on ait un chez nous. Nous, on dit toujours que la phrase « L’universel, c’est le local sans les murs » est une connerie. L’universel ne peut être que le local avec les murs. Si tu n’as pas ton jardin où tu cultives tes trucs avec tes collègues et inventes tes recettes, tu n’es pas intéressant pour l’universel. Et ce n’est pas du tout quelque chose de mauvais, ni de xénophobe.
– Gari : C’est vachement important pour nous ça, quand on écrit des chansons, qu’elles puissent résonner à notre petit niveau, à nous. On se rend compte que quand on travaille une chanson, une image, la solution est autour de nous, dans notre quotidien, sur notre paillasson, dans notre réalité.
– Tatou : Et évidemment on fait ça dans la joie et la bonne humeur. A m’entendre parler, tu dois te dire qu’on doit se creuser la tronche. Mais non.
– Gari : C’est plutôt une analyse de comment on fait empiriquement, que du calcul. Parce qu’avant tout, cette pratique du Sound System, c’est ludique. T’as quinze ans, t’as envie d’aller faire du Sound System, tellement c’est accessible, tellement c’est immédiat. L’instru existe déjà, tu écris quatre rimes qui marchent, et ça peut déchirer : tu t’amuses.
– Tatou : Tant qu’on a voulu faire écrire les minots pour rien, c’était pour rien. Mais le jour où les minots se sont aperçus qu’en écrivant du Rap, leurs collègues lisaient et écoutaient ce qu’ils exprimaient, ça a tout changé, parce que ça servait. Et quand ça sert, c’est magnifique.
– Le « pas d’arrangement » de votre chanson « Casa Massilia » est-il un clin d’oeil à Zebda?
– Gari : Non, à nous! Il se trouve, et c’est une petite anecdote rigolote, qu’à l’époque, on était en train de préparer nos deux disques respectifs, et on fait nos maquettes, et alors on se rend compte qu’on a, les deux groupes, chacun fait un morceau qui s’appelle « Pas d’arrangement ». Sauf que nous, on l’a sorti avant eux. En fait on fréquentait le même bistro à Marseille, avec le même patron haut en couleurs, qui s’appelait Brahim, et qui criait : « Pas d’arrangement! ». C’est un ami de Mouss et Hakim, et de nous.
– Tatou : Oui. Ils sont en train de faire leur disque, et nous, on a fini le notre, et on joue dans un endroit au Pays Basque, et on chante ce morceau, et là, ils sont décomposés! On rigole souvent là dessus. Après la chanson « Casa Massilia », c’est comme un restaurant, donc dedans le menu, il y a la carte des plats qu’on peut servir ; et ce morceau, c’est que des titres de Massilia.
– Gari : Mais comme on leur dit toujours, notre version est nettement supérieure. Ha, c’est des frères! C’est rigolo, parce que musicalement, on n’a pas trop de points communs avec ces gars là, mais à la fois dans l’histoire, nos personnalités, c’est presque nos meilleurs collègues. Et c’est bien : on ne se ressemble pas, et on est très proches. D’autres questions?
– Il y en avait, effectivement, mais vous y avez déjà répondu, en abordant les sujets sociétaux et politiques.
– Gari : Il est bavard, le « Professore ». Tu imagines ces petits qui l’ont eu en cours pendant trois mois? Il a changé leur vie, à ces minots ; ils ont du faire de belles trajectoires!
– Tatou : Après, il est vrai que le fait de considérer notre histoire avec Marseille comme ça a changé la vie de beaucoup de gens ailleurs. On connaît beaucoup de gens qui, après la découverte de Massilia, on mené des actions, et des réflexions.
– Gari : Même à porter leur trou du cul du monde en étendard.
– Tatou : Oui, mais en se disant : si des Marseillais arrivent à le faire, nous aussi on va arriver à le faire. En France, il y a Paris -et encore, ça ne me plaît pas de dire « Paris », parce que les Parisiens n’y sont pour rien-, mais disons qu’il y a la capitale et ce qu’on appelait la Province, que maintenant on nome « les régions ». Quand j’entends les médias dire : « On donne la parole aux régions », j’ai envie de tourner l’interrupteur. Tu sors du périphérique, tu es en Province, comme moi. Alors qu’en réalité on est tous hyper différents. Il faut refuser le fatalisme qui nous dit qu’on n’est pas au bon endroit. Si nous, on avait écouté ça, il y a 40 ans, on prenait le baluchon et on allait à Paris, à New York, à Londres. Et je pense que Massilia a beaucoup déclenché des réflexions et des motivations pour sortir de cette fatalité, pour pouvoir se dire qu’on peut être du Mans, de Tours, de Caen, et que c’est la normalité du monde. On est malheureusement dans un pays où ça n’est pas normal. Alors que si tu vas par le vaste monde, tu t’aperçois que partout ailleurs, c’est normal. Les Beattles ne se sont jamais dit : « On habite le trou du cul du monde ; il faut qu’on soit absolument à Londres ». Même si, évidemment, ils ont du y aller un jour, ils n’étaient pas perdants d’avance, parce qu’ils étaient de leur bled. C’est important, ça. C’est un peu là où on a servit d’école, je pense.
– Gari : C’est pour ça qu’il est bon, le petit Jul. C’est le premier rappeur marseillais qui n’a pas été baisser son pantalon à Paris pour réussir. Tout est fait à Marseille, en indépendant, même si il bénéficie du streaming, et des diffusions de réseaux internet. Il est attaqué ; dès qu’il fait une faute d’orthographe, on le traite de moins de rien. Il a vendu sept millions de disques, il n’est même pas victoire de la Musique, qu’on préfère donner à un dindon qui présente bien. Il y a un réel mépris, qu’il retourne comme une crêpe. On ne lui fait pas de la publicité, mais c’est un bon exemple. C’est la première fois qu’il y a un rappeur qui est cohérent avec ce qu’on raconte.
– Tatou : Ne lui fais pas de la publicité! On arrête, parce qu’il faut qu’on fasse de la publicité pour nous!
Liens : https://massilia-soundsystem.com/
Miren Funke
Photos : Carolyn Caro
Étiquettes : massilia sound system, Musicalarue