
Samedi 21 janvier, Yves Jamait était en concert au Théâtre Femina à Bordeaux, dans le cadre de la tournée de son dernier album (ou presque) « Je me souviens », dont un enregistrement live vient tout juste de sortir. Accompagné de ses trois musiciens multi-instrumentistes, et complices à souhait, Samuel Garcia (claviers, accordéon, bandonéon), Mario Cimenti (batterie, percussions, clarinette, saxophone), et Jérôme Broyer (guitare), le chanteur bourguignon, à pleins poumons, cœur en bataille, venait interpréter ses dernières chansons ainsi que quelques titres plus anciens –quelques « classiques » même peut-on dire- non sans taquiner gentiment au passage le public bordelais avec quelques réflexions ayant trait à la culture viticole. L’humour justement fut le principal ressort par lequel l’artiste tint son public en haleine entre et même pendant ses chansons. Élucubrations comiques et postures cabotines, certaines mises en scènes, d’autres plus spontanées, s’intercalaient entre les interprétations habitées et tendres (« Etc » qui ouvrait le concert), entières et déchirées (« Vierzon », « Jean Louis », « J’en veux encore ») empreintes d’humour et de malice (« Y en a qui », « Salauds » qu’Yves Jamait laissa ses musiciens prolonger a capella avec le public avant de revenir en rappel pour finir seul avec une reprise de « Suzanne » de Leonard Cohen), plus amères et bouleversantes (« Je passais par hasard », « Qu’est-ce que tu fous ») ou encore vibrantes (« Le bleu », « Je me souviens », « J’ai appris » sur le décès de son ami Jean-Louis Foulquier). Le quatuor ne lâcha pas le public de tout le spectacle, et le public ne le lâcha pas non plus, basculant du frisson aux éclats de rires. A sortir de près de trois heures de spectacle, ravis, sourire aux lèvres, et s’attarder à échanger des impressions et engager des discussions avec des inconnus, voisins de siège pour un soir, on se dit que c’est aussi du lien social que fabrique la chanson, et que le jour d’après ne sera pas un dimanche comme tant d’ autres. Même si le temps emporte tout, le sourire des regards, les larmes des nostalgies, le partage du plaisir nécessaire, les émotions et la chaleur humaine d’un moment, et ces petits bonheurs semés sur nos solitudes sont ce que nous aussi emportons. Dans nos cœurs. Et moi aussi, j’en veux encore…
Quelques heures avant le concert, Yves Jamait acceptait de répondre à nos questions.
– Yves, bonjour et merci de nous recevoir. Nous nous étions vus à Luxey en août. Comment se sont passées les choses depuis ?
– On n’a pas beaucoup tourné cet été après le festival Musicalarue à Luxey. On a recommencé en septembre. Un album live est sorti, l’album de ce qu’on est en train de faire ; c’est ce qui est drôle : les gens ont la possibilité de repartir avec leur souvenir. Techniquement ce n’était pas possible il y a quelques années. Mais le niveau de jeu des musiciens fait qu’on n’a quasiment rien eu à retoucher sur les prises. On a été trois jours dans le même endroit, où les prises de son ont été réalisées.
– Le titre de ton dernier album « Je me souviens » peut sembler évocateur d’une invitation à la nostalgie, voire au constat de la disparition avec des titres comme « Le temps emporte tout » ou « Les poings de mon frère ». Or si le disque regarde quelque peu vers le passé, il est très tourné également vers l’avenir, à l’image de la chanson « J’en veux encore », et regorge d’enthousiasme et d’amour de la vie. Cette dimension double correspond-elle à ce que tu voulais exprimer, et d’ailleurs y a-t-il eu conceptualisation de l’album ?
– Prendre pour exemple les deux chansons opposées, « Le temps emporte tout » et « J’en veux encore » résume bien la chose. Je pense que ce qu’on est, ce que je suis, ce que tu es, dépend de notre passé. La moindre ride que j’ai aujourd’hui a été construite par le passé. C’est ce qui est intéressant dans le thème. Il ne s’agit pas de dire que c’était mieux avant. Je ne conceptualise rien du tout. En général, je me débrouille pour avoir 12 ou 14 chansons, puis je regarde les thèmes qui s’en dégagent. Par exemple la chanson « Je me souviens » était marquante pour moi, parce que c’était un petit clin d’œil à Georges Perec -au Québec aussi, puisque c’est le slogan du pays, mais je ne le savais pas- et à son bouquin qui justement s’appelle Je me souviens. J’aime bien cette façon de cumuler les souvenirs, de dire « je me souviens… je souviens » et de tout balancer. On ne peut pourtant pas taxer l’auteur de nostalgique. Sami Frey en avait joué le texte en spectacle, monté sur un vélo. Donc le titre de la chanson m’intéressait pour regrouper tout l’ensemble de l’album, et le concept est venu après. Mais en amont, je ne conceptualise pas ; je laisse ça à Deleuze et aux philosophes. Il y a parfois des choses qu’ont a envie d’exprimer et qui ne sortent pas, ou bien qui donnent de mauvaises chansons. Dans ce cas, je les laisse de côté pour plus tard. Une belle idée peut venir, mais une belle idée ne fait pas forcément une bonne chanson. D’un autre côté, on peut avoir une petite mélodie qui passe en tête, ou même juste un mot, et ça peut devenir une bonne chanson, du moins, ce que moi, j’estime être bon à ce moment là pour moi ; ça n’a rien à voir avec des critères de beauté ou de jugement universel bien sûr.
– Ton écriture a beaucoup évolué entre les premiers albums, dont on pourrait qualifier les textes de réalistes et descriptifs, et celui-ci où on remarque l’utilisation plus présente d’images poétiques, de métaphores ou encore de narration évasive laissant plus de place à l’interprétation de l’auditeur. Est-ce une démarche volontaire ou un mouvement peut-être influencé par l’écriture d’autres auteurs ?
– C’est vrai. De plus en plus, j’aime bien ça. Je pense qu’il faut que je fasse attention à ne pas trop basculer là dedans, parce qu’à ce moment-là, je m’adresserais à d’autres gens. Je n’ai pas envie de m’adresser uniquement à une élite. L’idée que j’ai été élevé par une marraine analphabète et qu’elle puisse écouter mes chansons et y avoir accès importe beaucoup. Donc je ferai toujours attention à ça. Mais je constate aussi que mon écriture change et évolue, même si elle reste quand même dans des fondamentaux que j’ai à la base. Les premières chansons relevaient d’une espèce d’urgence de dire les choses. Une fois passé cela, je ne vais pas me répéter trente mille fois. Sur le deuxième album, j’ai continué la lancée du premier, et puis à partir du troisième, j’étais un peu mieux « installé » entre guillemets en tant qu’artiste, et j’ai eu plus de possibilités, notamment en travaillant avec des potes comme Bernard Joyet, Allain Leprest et Dorothée Daniel qui m’ont écrit des chansons, et ça a été une expérience. Après j’ai repris les rênes de l’écriture, parce que je ne voulais pas tout lâcher non plus. Mais à chaque album, ça évolue. Alors y en a qui se sont mis à dire que je m’étais vendu et que j’étais devenu commercial. C’est d’ailleurs marrant, parce qu’on a commencé à me dire commercial au moment justement où nous commencions à faire de l’artisanal et à tout produire nous-mêmes. « Saison 4 » et « Amor Fati » sont les deux albums autoproduits, et effectivement ce sont ceux qui paraissent les plus « produits » en terme de travail du son, alors ce n’étais pas le cas en réalité. Ils correspondaient à une envie du moment. Mais pour te répondre, l’évolution de mon écriture n’est pas volontaire. Je l’ai juste constatée. C’est l’exercice de l’écriture qui fait que par moments je m’aperçois, par exemple à l’occasion d’une belle métaphore, que l’écriture a évolué. C’est pour cela que je note des idées, des métaphores, des petites choses qui me plaisent bien, sans même savoir dans quoi je vais les mettre.
– Es-tu du genre à noter de petits bouts de phrases ou des mots et les garder ?
– Oui, partout. Maintenant que j’ai un I-phone, c’est très pratique. Je note tout le temps ; ça va de suite dans un coin. J’en ai toute une liste, et aussi des choses qui reviennent en tête. Et au bout d’un moment, quand la cocotte commence à bien chauffer, j’ouvre la soupape et je regarde si je peux en faire quelque chose. Je suis déjà en train de penser le prochain disque; il y a déjà 4 ou 5 chansons. Je les ai passées en pâture à mes musiciens avec qui je joue et qui les ont arrangées, et ils m’en ont rendu 5, dont une dont je me suis dit que ce n’était pas une bonne chanson et que je n’allais pas la retenir. Le sujet en était pourtant bien, mais comme je l’ai dit, on ne fait pas forcément une bonne chanson avec un bon sujet. J’étais parti d’une belle idée, et je ne sais plus quoi en faire. Comme quoi, rien n’est gagné à l’avance ! C’est un travail de funambule, une recherche d’équilibre entre le texte, la musique, l’interprétation, les arrangements, qui me convient, et qui en tout cas convient aux gens qui m’écoutent. Mais il n’y a pas de recette. Il m’est arrivé de partir d’une bonne idée, et qu’elle soit mal exploitée ; et inversement. Par exemple, là, mes musiciens m’ont rendu deux chansons arrangées qu’ils ont sublimées. Il y a parfois des choses que je garde dix ou douze ans avant de les utiliser. Et quand je vais fouiller dans mes notes, il arrive que je m’en serve pour un sujet qui convient, que je refasse une construction de mes pensées, qui ne sont pas pascaliennes, mais qui sont les miennes. Parfois j’écris juste pour écrire, sans savoir ce que je veux dire ; je pars juste d’un mot que j’ai envie d’utiliser. Par exemple la chanson « Le coquelicot » est née juste parce que j’adorais le mot « coquelicot » et le son qu’il fait en bouche ; je savais que j’allais écrire une chanson avec ce mot dedans, mais au départ sans savoir de quoi elle parlerait. Ce qui me plaît, c’est le laisser aller. C’est pour cela que je ne saurais pas dire ce que sera mon écriture dans 5 ou 6 ans. Peut-être même ne sera-t-elle plus rien, parce que je serai vide ou n’y trouverai plus de goût, ou que ce ne sera pas intéressant. J’aime aussi la prose. A partir du moment où j’écris, je prends plaisir à tourner les phrases et jouer avec. On acquiert aussi une exigence du texte qu’on n’a pas forcément au début. Des tas de gens me disent qu’ils ont des sujets pour mes chansons. Mais les sujets, fondamentalement, on s’en fout. Ils deviennent intéressants une fois que la chanson est faite. Bien sûr je préfère avoir un sujet intelligent. Mais la forme est intéressante pour amener le fond. Tu peux vouloir dire que le feu brûle et que les méchants ne sont pas gentils, mais le dire autrement et ça aura de la gueule.
– A propos de sujet, peux-tu nous parler de la chanson « Je passais par hasard » qui aborde le thème de la violence conjugale, et aussi celui de la désillusion qui comprend que derrière les belles façades du bonheur apparent d’un couple ou d’une famille « idéale » se cachent parfois de sordides horreurs ?
– C’est un sujet que j’avais envie d’aborder depuis longtemps; cela faisait peut-être six ou sept ans que j’étais après. Depuis le premier album en fait, mais je ne trouvais rien au début. Et puis j’ai trouvé l’amorce « Je passais par hasard… » que j’ai gardée de côté pendant trois ans. Puis lors d’un atelier d’écriture organisé par Cabrel, Brice Homs m’a donné le conseil suivant : il m’a dit que ce que l’on prend pour un début de chanson est parfois en fait un refrain. Et ça a tout rouvert et m’a donné une porte par laquelle j’ai pu me glisser, et la chanson est venue. Quand j’ai arrêté de me dire que c’était un début et pensé la phrase comme un refrain, tout le reste est venu. C’est aussi le cas de deux ou trois autres chansons comme « Les mains de femmes » : j’avais quelques strophes en tête sans arriver à leur trouver de suite, et puis le déclic s’est produit à partir du moment où j’en ai fait une valse. De « Même sans toi » également : j’avais envie de parler de la mer, d’exprimer ce qu’on peut ressentir devant cette immensité, et je bloquais. Et c’est devenu une chanson sur le deuil, parce que j’avais juste écrit en bas de la feuille « c’est beau sans toi » à 2h du matin avant de m’endormir, et le lendemain, tout est venu.
– Depuis les débuts, ta musique a traversé plusieurs horizons, notamment rock et blues ou des musiques exotiques et incline vers divers genres. Ne regardes-tu pas de façon amusée le cliché du chanteur « gavroche » à gouaille de chanson française-musette que certains médias te collent encore aujourd’hui ?
– Si ! Musette… J’ai du faire 5 valses en 6 albums, et on trouve ça « musette ». Parfois pour faire le sketch, je m’amuse sur scène à dire au public « est-ce que vous avez bien conscience que vous venez de voir un spectacle de chansons néo-réalistes à tendance musette ? ». Mais ça, c’est à cause de la casquette. Personne n’a jamais dit à Sean Connery qu’il avait une tête de Gavroche, ni à Camille Bazbaz, qui pourtant à la même casquette que moi. Et parce que j’ai un accordéoniste, et parce qu’on a débuté avec l’album « De verre en vers », où d’ailleurs il n’y a que le titre « Adieu à jamais » qui est une valse. Je pense que ça relève d’une envie de nous mettre dans des cases. Mais je m’en fous. J’ai la chance d’avoir un public, je tourne pas mal, et je pense que les gens qui viennent me voir ne s’occupent pas de ça. Et puis quand bien même je ferais du musette, je ne verrais pas le mal ! Je fais de la musique pour que les gens s’amusent, s’éclatent dessus et l’éprouvent de la même façon. C’est pour ça que je n’ai pas envie de m’en défendre ; parce que je ne vais pas gueuler contre une musique envers laquelle je n’ai pas de haine particulière. Je fais de la variété, c’est-à-dire la musique qui m’intéresse, et je vais piquer un peu partout des musiques pour mettre sur mes chansons. Si demain une de mes chansons fonctionne sur de l’Electro, je mettrais de l’Electro. Mais je ne ferais pas de l’Electro comme concept, en me disant qu’il faut que j’en mette sur mon prochain album. Il y a une chanson de Pascal Rinaldi que j’adore, « Il faut qu’on s’ touche », sur laquelle il a mis un Electro, qui maintenant est un peu dépassé, mais qui sert vraiment bien la chanson. Mais je ne conceptualiserais pas l’utilisation de l’Electro à tout prix, parce que ça fait « branchouille ». Les chansons « d’arrangement », c’est à dire quand l’arrangement devient le concept, plus que la chanson elle-même, ça ne m’intéresse pas. Ça plait aux types des Beaux Arts ; mais, moi, ça ne m’intéresse pas.
– Le danger est-il identique à celui d’une musique trop léchée et soignée qui risque de mettre un beau texte en retrait ?
– Oui, c’est ce que je dis : une chanson, c’est un équilibre et c’est le chanteur ou la chanteuse qui doit trouver cet équilibre.
– On peut comprendre que le cliché ne t’encombre pas l’esprit. Mais cela ne t’agace-t-il pas de constater que les journalistes qui le véhiculent n’ont visiblement jamais écouté tes disques ?
– Tu es soumis à la limite culturelle de certains journalistes. Ils casent les chanteurs dans des cases. Et puis honnêtement il n’y en a pas beaucoup qui écoutent. Il ne faut pas rêver ! Déjà quand ils parlent de politique, il faut voir comment ils se plantent ; alors quand ils parlent d’art ou de culture, tu imagines… Yves Jamait, ils n’en ont rien à faire. Mais je ne leur en veux même pas ; ce n’est pas grave en soi. Y en a plein qui ont compris cela : qu’on parle en bien ou en mal de toi, l’essentiel est qu’on parle de toi. C’est comme cela que ça fonctionne aujourd’hui : on n’a pas arrêté de parler de Trump en mal, à juste titre d’ailleurs, et pourtant il est président des États-Unis maintenant. A sortir des énormités toutes plus grosses les unes que les autres, il a compris que l’essentiel était de faire parler de lui. C’est ce qu’on a fait avec le Front National. Je suis navré de ça, mais je pense que je me suis fait avoir par le Parti Socialiste, qui a monté le Front National en épingle ; et j’ai fait partie de ceux qui étaient sur la Place de l’Étoile aux premières scènes de Touche Pas à Mon Pote, avec Coluche et Guy Bedos. Mais on s’est fait avoir, parce que le Front National, c’est le PS qui l’a inventé et s’en est servi comme garde-fou constamment, et aujourd’hui, il est là. Il en a été de même avec Hitler, et j’entends rarement la remise en cause du rôle du gouvernement politique allemand de l’époque dans son ascension au pouvoir. Pourtant il n’est pas arrivé tout seul. Et je suis inquiet de ce que font nos politiques aujourd’hui. Personnellement je ne suis pas dans la culture depuis longtemps, mais depuis 15 ans, j’en ai fait des ouvertures de saison, et quand j’entends tous ces gens avec de beaux discours qui savent parler du « lien social » avec une pédanterie pas possible, j’ai la sensation qu’avec mes chansons je fais plus de lien social qu’eux. Les gens de culture ont une grosse responsabilité dans ce qui se passe aujourd’hui, et j’ai pu voir un peu ce que c’était que ces gens qui sont dans l‘entre-soi, qui parlent de culture, qui font de grands discours, que personnellement je serais bien incapable de faire. Je ne veux accuser personne particulièrement, mais c’est un monde d’entre-soi. Il m’est arrivé de discuter avec des directeurs de théâtre qui me conseillaient de ne pas parler de tel ou tel sujet, pour ne pas passer pour un réac… Moi, je dis des conneries, je m’amuse avec les gens, parce que je ne veux pas qu’ils se fassent chier aux spectacles. Je fais du divertissement, pas de l’art. On est vite taxé de populiste. Mais c’est quoi ce délire ? S’occuper des gens, c’est populiste ? Qui n’est pas populiste en ce moment de période pré-électorale ? Ils viennent tous lécher le cul du peuple, et ne promettent que des choses qu’ils ne feront pas, et on le sait tous. Ce n’est pas que Le Pen qui est populiste ; ils le sont tous. Cela fait des années qu’on répète aux gens qu’ils votent comme des abrutis. Certes, mais si les gens ne sont pas contents ? Il faut comprendre qu’ils n’ont pas tous fait sciences politiques. Bien sûr la voiture qu’un ouvrier prend pour aller travailler pompe du gasoil et pollue. Mais qu’on ne construise pas de voitures ! S’il n’y en a pas, il n’en prendra pas. C’est un peu facile de culpabiliser les gens. Le type qui bosse dur toute la semaine, quand il va voir un spectacle en fin de semaine, il veut s’éclater, pas s’ennuyer. Et alors ? N’en a-t-il pas le droit ? Si on le laisse de côté en lui disant que c’est un con et qu’il ne peut pas aller voir Tartuffe, il ne faut pas s’étonner qu’il finisse devant TF1.
– Revenons à l’album. Tu as fait appel à Daniel Bravo et Emmanuel Eveno du groupe Tryo pour les arrangements. Est-ce plutôt stimulant ou frustrant de laisser la main à autrui pour habiller ses propres chansons ?
– Avec Didier, ça faisait deux ou trois albums qu’on avait envie d’un arrangeur, et comme les maisons de disque ne comprennent pas ce que je fais, elles étaient bien contentes de cette envie, en se disant que si je pouvais être un peu moderne, on me comprendrait mieux et ma musique serait plus accessible. En parlant avec le manageur de Tryo, il m’a invité à proposer le travail à Daniel et Emmanuel. J’ai donc envoyé mes morceaux, et ils les ont arrangés avec des guitares, des percussions, de la flûte… Mais pour moi, il manquait de l’accordéon et des claviers.
J’ai donc demandé à Saml [Samuel Garcia] de s’occuper d’intégrer ces instruments dans les arrangements. Personnellement, laisser la main ne m’a pas frustré. Je ne suis pas musicien, ni arrangeur. Et comme on composait toujours entre nous auparavant, j’avais fini par trouver ça un peu consanguin. Je suis prêt à passer la main à n’importe qui, à partir du moment où je reconnais mes chansons et qu’elles se trouvent sublimées par les arrangements. C’est surtout l’album « Amor Fati » que j’avais beaucoup arrangé avec Sam ; on s’était enfermés tous les deux. Mais je ne le ferais pas à
chaque album, parce que j’ai des idées un peu ringardes en musique et j’en ai conscience. J’ai constamment été ringard dans mes écoutes musicales ! C’est-à-dire qu’à 15 ans, j’écoutais Le Forestier, Brel et Moustaki quand mes potes écoutaient Barclay James Harvest, Yes ou Genesis . J’entendais de loin ; je trouvais ça sympa. Mais ce qui me touchait, c’était la chanson. Quand tu écoutes Henri Tachan, tu ne passes pas pour le plus grand des modernes.
-As-tu vécu le fait de confier ta musique à une nouvelle équipe comme une prise de risque nécessaire ? Et d’ailleurs, quel est le plus grand des risques pour un artiste de l’exploration d’autres univers sonores ou du confort d’une continuité ?
– Les deux. Je n’ai jamais eu la sensation d’être en train de prendre des risques, comme je n’ai jamais eu la sensation d’être en train de changer ou de bouleverser ce que je faisais. Pour moi, ça évolue bien sûr, mais je ne me pose pas trop la question. Évidemment il y aura toujours des mots ou des choses que je remettrais dans mes chansons, comme Cabrel avec ses cailloux et ses chemins ; j’ai certainement mes tics d’écriture aussi. Mais je n’ai ni la sensation de stagner, ni celle de prendre des risques. Avant-hier j’ai joué avec un rappeur en première partie, qui m’a invité à chanter sur un morceau, et j’ai trouvé ça super bien.
– Peux-tu nous parler de la chanson « J’ai appris » qui parle du décès de Jean-Louis Foulquier ?

Photo by Nicolas Messyasz
– Ça a été une belle épaule, Jean-Louis. Déjà c’était quelqu’un que j’écoutais, dont je connaissais l’existence. Avant qu’il meure, il m’avait appelé; il était encore plein de projets, dont un spectacle autour de Dimey. Il était plein d’enthousiasme et très rassurant. C’était un homme émouvant; j’ai eu l’occasion de partager 15 jours avec lui dans sa maison à l’Ile de Ré. J’en parle sur scène d’ailleurs, en disant que comme lui était noctambule et moi insomniaque, on passait des nuits à causer. Il a été jeté de France Inter comme un malpropre, sans préavis, alors que ça faisait 35 ans qu’il travaillait pour la radio.
– Une dernière question, plus sociale, ou humanitaire dirons nous : dans deux chansons « Nous nous reverrons » et « C’était hier » tu abordes le problème de l’expulsion des sans-papiers. En quoi cette question te touche-t-elle de manière intime?
– Écoute, j’avais un copain marié à une Sénégalaise, et à l’époque des premières lois sous Sarkozy, il n’arrivait même pas à pouvoir faire venir la grand-mère de ses enfants. Ça devenait n’importe quoi ! Je ne sais pas s’il faut ou pas expulser des gens vers leur pays d’origine, mais déjà on peut le faire bien ; on n’est pas obligé de traiter les gens comme des merdes. La chanson « C’était hier » a été écrite suite à l’expulsion d’une famille dont les enfants fréquentaient l’école de ma fille : on a débarqué à 6h du matin chez eux, et les parents ne voulant pas sortir, on a pris les enfants, les a fait monter dans le bus et partir le bus pour que la famille coure après. Mais c’est quoi, ça ? On est obligés de se comporter comme la Gestapo pour faire ça ? Ce n’est pas moi qui invente que c’est une rafle : c’en est une. Je ne suis pas politologue; je ne sais pas s’il faut renvoyer ou non ces gens, et je ne peux pas dire s’il faut régulariser tout le monde. Mais s’il faut les renvoyer, on ne le fait pas comme ça. Pour anecdote, je me suis battu y a quelques temps pour un sans-papier, qui les a obtenus d’ailleurs, et j’en suis très content. La personne qui devait s’occuper de son dossier ne voulait même pas lui adresser la parole, et quand je suis monté en personne la voir, le ton a changé : « ah Monsieur Jamait… ». Pour qu’il obtienne ses papiers, ça m’a coûté deux places de Zénith pour une soirée France Bleu: la vie d’un homme vaut deux places pour le Zénith !

Miren Funke
Photos : Carolyn C (1 ; 2 ; 4 ; 5 ; 9 ; 13), Miren Funke (3 ; 6 ; 7 ; 8 ; 10 ; 11 ; 12 ; 14)
Nous remercions chaleureusement Didier Grebot et Nicolas Cohen,
et Aline Schick-Rodriguez pour son aide
et
Liens : http://www.jamait.fr/
https://www.facebook.com/yvesjamait/
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