
Retour sur le festival Musicalarue d’aout dernier : les Fatals Picards, venus partager avec le public de Luxey l’humour incisif, parfois grinçant, souvent décalé, mais toujours pertinent d’une manière ou d’une autre, de leurs chansons, arrivaient avec, dans les bagages, celles de leur dernier album, « Le syndrome de Göteborg ». Certes le groupe de Rock comique nous a plus souvent fait hurler de rire que plombés d’émotions glauques, même si des titres comme « Canal Saint Martin » ou « Tonton », en sévère contraste avec la jovialité, l’énergie et la drôlerie des albums, « Le sens de la gravité » et « Coming out », dont ils sont respectivement issus, prouvent indiscutablement combien la sensibilité du groupe sait se faire sérieuse et grave, mais délicate aussi, pour aborder des thématiques lourdes, et fracassent brutalement les a priori l’appréhendant comme un groupe guignolesque d’humoristes-chansonniers aux accents festifs ou à l’optique militante.
Album après album, le quatuor diversifie, plus qu’il disperse, son jeu, le promenant dans une diversité de genres musicaux, non pas dont il s’inspire, ni qu’il parodie (quoi que parfois), mais qu’il pratique réellement, avec l’art et la manière qui lui sont propres, et le dernier enregistrement ne déroge pas à l’exercice : c’est paradoxalement avec un grand sérieux que les quartes musiciens qui semblent ne se prendre jamais au sérieux eux-mêmes, s’appliquent et s’impliquent, d’une chanson à l’autre, dans la Punk-rock et le Psycho-rock bien sûr (« Les playmobils complotistes », « Le syndrome de Göteborg », « Psycho Bunker »), le Metal (« La prophétie des Vosges »), la chanson variété française des années 60 (« Sous les tilleuls de Barcelone »), la parodie de comptine de Noel (« Le pull moche de Noel »), la balade folk (« Ton portable »), la musique de film X (« La poésie »), et chaque genre musical auquel il touche, en jouant habilement avec ses codes. Plutôt que de sérieux, d’ailleurs, il conviendrait de parler d’intégrité, puisqu’il n’y a là aucune dimension d’austérité, pour qualifier le respect avec lequel les Fatals Picards conçoivent, créent, jouent et partagent leurs compositions. A travers des chansons souvent humoristiques et caricaturant un sujet avec une dérision, plus ou moins fine, selon l’humeur et l’intention, parfois avec une colère saine, mais aussi souvent avec beaucoup de tendresse, c’est un esprit amuseur et amusé qu’on entend, tant dans le contenu des textes et les idées développées, que dans la façon désopilante de les articuler et les formuler, en même temps qu’une passion sincère de la musique, des musiques.
Dans la Chanson, on rencontre des écrivains pour qui une composition simple et efficace suffit à servir de support musical à la poésie d’un texte, des musiciens qui conçoivent des mélodies recherchées aux harmonies sophistiquées pour qui la qualité littéraire et le sens du propos n’ont pas tant d’importance, et parfois des artistes capables d’allier une écriture au propos pertinent et à la plume cocasse et inventive, et un jeu instrumental élaboré, complexe et d’envergure. Les Fatals Picards, sous leurs aux airs d’amuseurs publics, sont de ceux là, décalage et contraste incongrus, parfois insolites, en plus, qui donnent à l’effet comique toute sa puissance, pas uniquement pour divertir, mais plus souvent pour conscientiser et interpeller, en parvenant à éviter de tomber dans le sermonage moraliste facile. L’album évoque irrésistiblement ces épisodes du Flying Circus des Monthy Pythons, qui par leur gout de l’absurde, ramènent paradoxalement, et façon ludique, un peu de raison et de salubrité mentale dans les égarements spirituels et le non-sens politique de notre époque et de nos sociétés. Paul, chanteur, et Laurent, guitariste, acceptaient de nous accorder un entretien à Luxey cet été, lors du festival Musicalarue.
– Messieurs, bonjour et merci de nous accorder un entretien pour la revue le Doigt dans l’œil.
– Paul : Mais on dirait une contre-pétrie : « le deuil dans l’oie ». Ça, on ne vous l’avait jamais fait. C’est mon petit comique à moi ; je ne me déplace jamais sans lui.
– Laurent : C’est comme les artistes et autistes, à une lettre près.
– Paul : Pendant le confinement, y en a qui avaient mis « art-triste », parce qu’on ne pouvait pas jouer. C’est mignon, quand même.
– Puisque qu’on parle immédiatement de littérature, votre dernier album, « Le syndrome de Göteborg » traverses plusieurs paysages musicaux, peut-être plus variés, que l’ont fait les précédents albums. L’avez-vous souhaité moins acoustique que les autres?
– Laurent : Tu trouves? Je le trouve plus calme et moins énervé que le précédent. Mais il y a moins d’acoustique effectivement. Cet album est un peu plus saugrenu que les précédents. En fait quand on écrit avec Paul, pour un album, on a pas mal discuté avant en général, de ce qu’on aime, et l’idée est d’explorer un truc qu’on na pas déjà fait.
– Paul : Dans les thématiques, en tous cas, et dans la manière de les aborder, les blagues. Les chansons de « Pamplemousse Mécanique » étaient très littérales, avec beaucoup de texte. Là comme on arrive à avoir pas mal de scuds, éviter la redite, c’est bien. Et c’est difficile d’éviter la redite sans pour autant changer complètement de délire, parce que les gens t’aiment pour ce genre de choses. Il faut que ce soit un peu sociétal, un peu rock, un peu marrant. Y a un petit cahier des charges à respecter, donc et tu peux sortir un peu du chemin, mais pas trop. Là on s’est permis de sortir du chemin un peu.
– En quel sens?
– Laurent : Il y a des choses pour lesquelles on s’est demandé si les gens auraient tous les codes pour comprendre. On a fait un morceau super codé par exemple, « Sous les tilleuls de Barcelone » : si t’as pas les codes Aragon, Ferrat, Parti Communiste, tu peux passer au dessus. Mais on le savait en le faisant.
– Paul : Moi, j’aime bien les trucs où tu ne comprends pas tout de suite tout et tu peux y revenir plusieurs fois, et te dire : « Oh les cons ! Ils ont osé ! ».
– A propos de ce titre, « Sous les tilleuls de Barcelone », dont on imagine que Jean Ferrat aurait été horrifié par le texte, avant probablement d’en rire, qu’est-ce qui vous a pris d’élucubrer cette contre-parodie d’une chanson à la Jean Ferrat faisant l’éloge du franquisme?
– Laurent : En fait au début on voulait faire comme des archives avec cet album : avec « La prophétie des Vosges », ça faisait archive de groupe Metal des années 80 ; on devait être aussi le premier groupe de Pologne à avoir réalisé le premier générique de dessin animé dans les années 70, mais on n’a pas gardé cette chanson.
– Paul : Ah, oui, je m’en souviens, avec Piotr le robot.
– Laurent : Et on devait donc être le premier groupe à avoir refait l’Eurovision en 1963, et on s’est dit que ce serait drôle de le faire à la façon Jean Ferrat, mais un Jean Ferrat qui ferait l’apologie du franquisme.
– Paul : On se demandait quand même si à un moment donné il y a vraiment eu quelqu’un qui croyait à cet El Dorado potentiel du franquisme.
– Laurent : C’est une chanson sur l’engagement et le questionnement de savoir ce qu’est un chanteur engagé : de quoi ça dépend, qu’est-ce que ça chante ? Dans les années 30, quand il y avait de l’antisémitisme un peu partout, on faisait des chansons contre les Juifs. Les chansons contre les Noirs dans les états du sud, en Amérique, c’était de la chanson engagée. Ça ne veut pas dire que l’engagement est moralement défendable.
– Paul : Y a pas que la gauche qui a le monopole de la chanson engagée. Y a des groupes de néo-nazis en France, et ce sont des chanteurs engagés, tu ne peux pas aller contre ça. Et même plus que nous. Parce que nous, nous ne sommes pas des artistes engagés. A titre personnel, si, on s’engage sur des trucs et on a une conscience politique. Mais on n’est pas à se montrer sur des barricades ou défendre à fond des associations.
– Laurent : On le fait à titre individuel.
– Paul : Oui, mais pas dans le groupe.
– Laurent : C’est plutôt un modèle finalement anarcho-libertaire, si on devait le rapprocher d’une politique. Il n’y a jamais vraiment eu de chef dans les Fatals. Ça tourne : des fois c’est Paul, des fois, c’est moi, des fois c’est Jean-Marc. Jamais, c’est Yves. Mais ça tourne.
– Qu’est-ce qui vous plait dans l’utilisation du Rock comique pour conscientiser et partager des idées?
– Paul : L’humour et la dérision, c’est un peu d’abord notre logiciel de lecture du monde. Même dans la vie, c’est toujours avec beaucoup de deuxième et quatrième degrés qu’on a fonctionné. Nos références humoristiques sont les Monty Python, Eric et Ramzy, des trucs saugrenus.
– Laurent : C’est un accélérateur parfois : avec juste quelques mots ou une phrase, tu peux dire beaucoup de choses sans faire huit tonnes de textes.
– Paul : Après, comme je disais tout à l’heure, quand tu fais un album des Fatals, y a un cahier des charges à respecter. On pourrait faire d’autres choses. Moi, je fais de la Coldwave par exemple. Mais après tout le monde se marre quand je fais ma chanson « Je suis triste », alors que c’est triste. Moi, j’écoute plutôt des trucs tristes d’ailleurs ; les chansons marrantes, je n’en écoute pas, et je n’écoute pas beaucoup de choses en Français d’ailleurs.
– Laurent : Ça dépend, chez les Cowboys Fringants, y a des trucs marrants aussi. Mais il faut qu’il y ait de la musique aussi. C’est pour ça que plus le temps passe, plus on a essayé dans nos albums de faire de la musique.
– C’est précisément ce qui s’entend, et nous fait prendre conscience, avec l’éclectisme des genres musicaux que vous maniez avec quand même aisance et maitrise, que vous n’êtes pas que des « pitres », mais aussi des musiciens inventifs et aguerris. Jouer scrupuleusement est-il un désir venu avec le temps qui n’entraient peut-être pas tant en compte avant?
– Laurent : C’est gentil et je te remercie pour ça, car c’est ce qu’on a toujours eu envie de dire : on est drôle, on a un coté guignol, mais faut que ça tienne la route musicalement.
– Paul : Oui, ça fait quand même vingt piges qu’on bosse et on a plaisir à jouer.
– Laurent : En même temps, les groupes rigolos comme Les Charlots ou les VRP, ça jouait. Sinon ce n’est pas drôle ; c’est pathétique.
– Paul : Si t’es trop dans le délire, mais que tu te fais marrer toi-même, sans être carré sur scène, ça ne marche pas.
– Laurent : A la imite comme GiedRé ou Frédéric Fromet avec un instrument, et ça devient un objet comique, parce qu’il y a une fragilité. Nous, on est quatre sur scène et on envoie du Rock. Donc l’énergie ne doit pas se perdre dans les fausses notes et les erreurs, et les rythmes aléatoires.
– Pour les gens que vous venez de citer, la musique semble plus être, plus qu’un support, un prétexte, pour faire de l’humour ou de la dénonciation. Cela n’est pas votre cas, si ?
– Laurent : Ça l’a été au début. C’était très parodique, les Fatals. Et plus le temps a passé, plus le côté humoristique a cédé de la place à la musique. « La prophétie des Vosges » est la seule chanson où on a commencé par la musique, avant de poser un texte dessus, parce qu’on voulait que ça joue vraiment bien le style Metal. C’est une chanson, qui, mine de rien, dit que la différence, c’est quelque chose de bien. Mais ça, c’est venu en seconde main, et presque par accident, quand Paul a ajouté « non binaire » comme qualificatif du nain, et on s’est dit que c’était en phase avec l’actualité.
– Paul : Au départ, la musique arrivait en deuxième préoccupation vraiment, même au niveau des enregistrements et du montage des morceaux. Les morceaux de « Pamplemousse Mécanique » sont simples de structure ; les instruments utilisés aussi. On a fait ça, pas vite fait, mais tout comme.
– Laurent : Moi, je trouve que c’est un superbe album pour découvrir l’esprit des Fatals, mais nous, quand on l’écoute, on est toujours déçus par l’enregistrement. Je pense qu’on s’est un peu tiré une balle dans le pied avec cet album.
– Paul : Oui, il y a des trucs qui n’étaient pas bien faits, certains qu’on n’aurait pas du foutre dessus, d’autres qu’on aurait du bosser différemment. On joue « La sécurité de l’emploi » autrement aujourd’hui. A partir du « Sens de la gravité », on a épuré les textes. Pour « Pamplemousse Mécanique », c’était écrit avec un gros débit de paroles, comme si on ne supportait pas le silence. On pourrait réécrire « Djembe man » aujourd’hui, en faisant trois couplets avec les cinq initiaux, en ne gardant que les meilleurs bouts.
– Laurent : Il [l’auteur] avait peur du silence qui suppose qu’après, il faut habiller la chanson musicalement. Pour prendre l’exemple du « Chanteur québécois » à l’inverse, on peut se permettre d’avoir un texte drôle, en laissant du temps pour qu’il s’y passe des choses musicalement. Mais je comprends la peur du vide, car dans le comique, le silence est une menace.
– Paul : Oui, mais parfois le silence, c’est le moment où tu te marres le plus. Quand il y a cette espèce de silence de malaise. Moi, j’aime bien les blagues avec un silence vraiment gênant, après quoi tu te marres vraiment de ça.
– Laurent : Même « Djembe man », qui n’est pas la pire au niveau du son, on aurait pu la faire différemment. Mais on aurait peut-être perdu le côté humoristique.
– Paul : Mais elle est inchantable. Le nombre de syllabes ne tient pas. Il y a genre cinq couplets, l’intro, ça n’en finit pas : c’est la purge à chanter! Mais ces chansons, mine de rien, on bientôt vingt ans.
– Personnellement, malgré l’abondance textuelle et le débit de paroles, « Djembe man », ou des chansons comme « La sécurité de l’emploi » ou « Cure toujours » ne me semblent pas du tout soporifique. Puis-je oser une comparaison avec « Le pull moche de Noel » sur votre dernier album, qui dure moins longtemps, mais semble psychologiquement beaucoup plus longue et interminable?
– Laurent : Mais il y a une volonté. C’est-à-dire que ça ne s’arrête jamais, ce sont les mêmes débuts de couplet, les mêmes phrases, parce que c’est sensé être relou, en fait.
– Paul : C’est l’idée. Mais en fait maintenant les chansons, on les écoute de manière différente. Là, on a le disque, l’objet, des enregistrements qui correspondent à une époque, à nos envies de ce moment-là. Mais après c’est vraiment l’album de nous où il y a des trucs qui partent à chaque bout, et c’est vraiment un des rares albums, dont on nous dit qu’on peut adorer et écouter certaines chansons en boucle, et ne pas supporter d’autres. Et y des gens qui disent ça du « Pull moche de Noel ». Et je trouve ça assez cool qu’on puisse se retrouver sur un titre et pas sur un autre ; ça nous correspond bien, parce que nous, on a notre patte, mais on peut aussi faire n’importe quoi à côté, et on s’en fout.
– Laurent : On a cette chance de pouvoir s’en foutre. On se dit que si un truc est cool, on le défend, comme « La poésie ».
– Paul : Et alors les gamins, ils l’adorent celle-là! C’est la préférée des enfants en général.
– Laurent : Il ne faut pas oublier que des fois on rigole sur des choses avec lesquelles maintenant il convient de ne pas rigoler, mais quelque part on utilise des mécanismes très simples. Et c’est dur de ne pas rigoler avec ça, alors que c’est effectivement drôle. Le principe du rire, c’est que ça fait rire quand quelque chose est hors de la norme. Un cavalier sur un cheval ne fait pas rire. Par contre une petite grosse sur un poney, oui. C’est comme si on voyait arriver un mec en tongs et en slip panthère dans une réunion de banquiers à Dubaï. C’est le décalage qui fait rire.
– Paul : Donc en somme, on est plutôt contents de cet album. Après on a un rapport à la musique sans prétention. On n’est pas la tête dans le guidon. On s’est trop marrés à écrire ces chansons, et personnellement c’est ce qui me restera de ce disque, et j’en suis très content. Quand on a trouvé « Il n’y aura plus de chrysanthèmes sous les tilleuls de Barcelone », on a rit pendant une heure, je crois, on n’en pouvait plus! Pareil pour le « Chanteur québécois ». On adore ce morceau, et le texte est pourtant sorti en vingt minutes.
– Écrivez-vous toujours tous les deux?
– Paul : C’est surtout nous deux, mais Jean-Marc écrit aussi, et parfois chacun de nous ramène une idée. La chanson « Le chanteur québécois » est basée sur une idée de départ que tout passe mieux avec l’accent québécois. Y compris si on t’annonce un cancer, et que tu vas mourir dans deux jours. Mais comme c’était lourd, on est partis sur des idées plus légères : celle d’une rupture amoureuse. Des fois on écrit ensemble, ma femme est dans la cuisine et elle nous crie soit que c’est nul, soit qu’on devrait remplacer tel mot par tel autre, ce à quoi on lui répond que le jour où les femmes auront leur mot à dire dans la musique, elle reviendra, mais en attendant elle a la bouffe à faire et les gosses à aller chercher… Je rigole. Elle adore écouter de loin quand on écrit ensemble.
– Vous avez parodié, pour ainsi le dire, dans nombreuses chansons, d’autres artistes, dont on reconnait des manières, des caricatures, parfois des travers, les avez tournés en dérision, ou leur avez fait référence en repiquant un extrait musical, comme Blankass, Zebda, Bernard Lavilliers, entre autres, mais jamais avec méchanceté ni mépris dans la moquerie, plutôt même parfois pas mal de tendresse, même une forme d’hommage. Avez-vous eu des retours de certains d’entre eux?
– Paul : Après, les Zebda et les autres ne sont pas les groupes qu’on a le plus envie de vanner.
– Laurent : Je pense à un morceau qui s’appelait « La France du petit Nicolas », où il s’agissait là d’utiliser sciemment des trucs à la Zebda, pour créer un peu une filiation avec des albums comme « Essence ordinaire », dans le but de dénoncer le discours sur l’immigration. Notre chanson « Noir(s) » commence par une reprise de Brassens par exemple : « Elle est à toi cette chanson, toi le keupon qui sans façon ». C’est une façon de dire que l’Auvergnat qui accueille les gens, ça devient le keupon, et ça fait sens.
– Paul : Sinon, y a Julie Zenatti qu’on défonçait bien, et puis qu’on a rencontrée un jour et ça l’avait bien fait. Bernard Lavilliers est venu tourner dans notre clip. Après on n’a pas plus de retour ; on n’a jamais joué avec les autres artistes.
– Laurent : Après coup, c’est une lecture honorifique, quand on reprend les Bérus ou la Mano Negra. On ne rend pas la chose drôle ou risible. C’est plus lui donner un rôle de référence. De toute façon, en général, on ne se moque pas des gens qu’on n’aime pas, parce qu’on ne fait pas de chanson sur eux.
– Paul : Voilà : on n’a pas de chanson sur Zemmour, ni sur Lepen. Il n’y a que du chambrage. On ne parle pas des gens pour qui on a vraiment de la haine. Il y a eu la chanson sur Poutine, « Fils de P… », bien sûr, mais à cette époque, quand on a écrit la chanson, Poutine, on en rigolait et ne le prenait pas au sérieux ; il n’avait pas encore fait ce qu’il a fait depuis, même s’il avait déjà fait de la merde. Du coup on peut craindre de l’avoir rendu trop sympathique dans cette chanson.
– Laurent : En même temps, on est « contents » avec beaucoup de guillemets, parce qu’on a écrit cette chanson à une époque, et sept-huit ans après, on s’aperçoit que ce qu’on y avait dit est devenu vrai. Alors, on n’a rien inventé ; on n’a pas prédit l’avenir. Mais on est quand même arrivé à écrire des choses qui n’étaient pas dans le faux.
– Paul : Voilà : on y était. Comme avec « Le jour de la mort de Johnny » : tout ce qu’on raconte dans la chanson s’est exactement, à peu de choses près, passé comme ça, avec les drapeaux américains, toutes ses femmes, tous ses sosies. Y avait pas husky par contre. Mais je suis sûr que dans le public, il devait bien y avoir un mec avec un t-shirt avec un husky dessus.
– En revanche, pour ce qui est de dénoncer, non pas des personnes, mais des phénomènes sociaux, des troubles du comportement humain ou des dérives politiques, votre humour sait se faire féroce. Sur le dernier album, deux titres notamment, « Les playmobils complotistes » et « Psycho Bunker » n’épargnent pas le sujet. Ces chansons ont-elles aussi peut-être pour fonction de tirer une alarme?
– Paul : Quand je dis qu’on n’écrit pas sur des gens qu’on n’aime pas, je parle de personnalités en particulier. Pour ce qui est des concepts, c’est différent. Bien sûr qu’on ne peut pas blairer les complotistes, même si ça a un coté attendrissant, parce que ces gens sont quand même un peu « gogol ». Quand tu entends des gens qui soutiennent que la terre est plate, qu’il y a des puces 5G dans le vaccin, tu te dis qu’il faut quand même être sérieusement débile. Au départ tu te marres, parce que les gens sont cons. Après ça t’énerve, parce qu’ils te prennent la tête, et à la troisième phase, ça te rend un peu triste, parce que tu te rends compte que ces gens ne comprendront pas. Ça, c’est une découverte phénoménale, le complotisme. On savait déjà que ça existait avant, mais là, ils ont eu tout le loisir de s’exprimer, vu que personne ne bossait, tout le monde était sur les réseaux et s’en donnait à cœur joie. A un moment donné, même les gens normaux dans la famille se mettaient à avoir des discours bizarres.
– Laurent : Ce qui est marrant avec cette chanson, c’est qu’on a transformé les complotistes en jouets, donc en trucs complètement manipulables.
– Paul : Moi, ça ne me fait pas trop rire.
– Laurent : Enfin « marrant »… Les gamins aiment bien cette chanson, à cause des playmobils. Mais c’est triste. Alors que de véritables complots, il y en a eu. Et des fois les gens s’accrochent à des théories comme ça, alors que des scandales dégueulasses à ciel ouvert, il y en a plein. On peut parler de la coupe du monde au Qatar, de la vente d’armes, de l’Ukraine : il n’y a pas besoin de complot. Mais les gens sont parfois d’une grande cécité par rapport à certaines choses contre lesquelles il faudrait se battre, et vont se focaliser sur d’autres choses sans importance.
– A propos de la coupe de foot au Qatar, le sujet rejoint la thématique de l’apolitisme du sport ou des sportifs, mais qui sous couvert de ne pas faire de politique, cautionnent des régimes assassins, que vous aviez déjà abordée avec « Chinese democracy » au moment des jeux olympiques à Pékin. Comment percevez-vous cette absence de moralité du monde sportif?
– Laurent : On n’a jamais aimé la collusion du sport, du pognon et de l’absence de démocratie. Pour le Qatar, j’ai envie de dire « honte à ceux qui organisent, honte à ceux qui regarderont ».
– Paul : Moi, j’ai toujours regardé les coupes du monde, parce que je n’aime pas le sport, mais j’ai toujours regardé l’équipe de France, et je m’achète l’album Panini avec tous les autocollants, et je regarde tous les matchs, même Azerbaïdjan/ Turquie. Mais cette année, je m’y refuse. Et ça me saoule, parce que j’adore mater les matchs, remplir qui a gagné sur l’affiche, des trucs d’enfant, quoi. Mais cette année, je refuse catégoriquement ; c’est au dessus de mes forces. Je trouve dégueulasse de faire ça pour les gens qui aiment le foot aussi.
– Laurent : Mais tout est dégueulasse : le modèle humanitaire, le modèle politique, le modèle sportif. Tout est affreux. Il n’y a rien qui ne sauve de rien. Allez jouer sur des cadavres…
– Paul : Il parait qu’il y en a qui sont encore vivants, sous les fondations. Si tu poses ton oreille sur le grand pilonne au virage sud, tu peux encore entendre crier.
– Laurent : Le pire dans cette histoire, c’est que moi, si j’étais spectateur, j’aurais vraiment l’impression de m’assoir sur un cimetière à ciel ouvert. C’est quoi ? Cinq ou six mille personnes qui sont mortes là bas.
– Paul : Et encore : cinq mille recensées ; donc c’est que c’est probablement plus proche des cinquante mille. On va chercher les travailleurs chez eux, on leur pique leur passeport qu’on leur rendra avec leur salaire, et puis comme ça, s’ils disparaissent, aucune trace. Je ne sais pas si tu as déjà été au Népal ou au Laos, mais quand un gars quitte le village et ne revient pas, c’est impossible de savoir ce qu’il est advenu de lui. On peut dégommer des milliers de gens sans que ça se voie. Et pour un match de foot ? Et même pas pour un match de foot, parce qu’en fait il n’y a plus de sport. C’est juste une histoire de fric.
– Laurent : Pour remercier ces gens là : je quitterais cette planète moins déçu que quand j’avais vingt ans et je craignais que la terre devienne un paradis après moi. Après plus le temps passe, plus on vieillit, plus on est au courant de certaines réalités qu’on ne savait pas à vingt ans, et donc plus lucides. Peut-être qu’à vingt ans, le Qatar nous serait passé au dessus de la tête.
– Paul : Je ne crois pas trop. A vingt ans j’étais déjà conscientisé à ces choses. Mais si tu veux pouvoir tout boycotter, faut vivre en autarcie totale. Moi je viens de la Creuse, et y a que là, où c’est pas trop difficile.
– Laurent : Là, tu en est à la 876ème page du blog, non? Enfin, on essaye de parler de sujet, dont personne d’autre ne parle et d’en parler de manière biaisée, comme le Qatar, la vente d’armes.
– Paul : Bien sur, on ne doit pas être les seuls à écrire là-dessus, mais ce n’est pas le genre de sujets qu’on entend abordés dans les chansons qui passent en radio. Ou alors de manière tellement pathos, comme Gauvin.
– Laurent : Ne dis pas de mal de Gauvin !
– Paul : Non, mais c’est gentil ; c’est un peu du Tryo, ça va dans le sens du poil. « Vous vous rendez compte combien c’est triste, hein, c’est vrai que c’est triste ». Nous, on préfère biaiser les sujets, le dire dans la dérision provocatrice. Cela ne signifie pas que ce soit mieux, mais c’est notre manière. On a des chansons pathos aussi.
– Vous sentiriez-vous, d’une certaine manière, en proximité avec un artiste comme Yves Jamait, qui aborde les sujets de sociétés, peut-être de façon moins caustique que vous, mais parfois sous l’angle de la dérision ou par un biais narratif intime?
– Laurent : J’adore Yves! On l’a rencontré plusieurs fois et c’est un mec très sympa, et j’aime beaucoup ses albums. Il n’y a pas beaucoup de gens originaux dans la Chanson française, et je trouve qu’Yves a vraiment sa patte. En plus il est adorable. J’aime beaucoup sa voix, et on sent qu’il y a de l’intelligence dans ses chansons.
– Paul : Il y a de l’intelligence, et il y a aussi beaucoup d’empathie et de respect. Je ne voudrais pas avoir eu l’air de critiquer Gauvain, qui est un garçon gentil et adorable, avec beaucoup d’empathie aussi ; ce n’est pas comme moi, juste un gars qui vient pour faire des chansons avec ses potes et prendre un peu de tunes.
– Tu mentionnais des chansons pathos dans votre répertoire. Pour le coup, je voudrai revenir sur une qui n’est pas du tout drôle, « Tonton », qui aborde le sujet de la pédophilie dans les familles, et frappe d’autant plus violemment l’esprit que l’avoir positionnée en fin d’un album où se multiplient les titres hilarants et légers lui donne un côté glaçant même, en contraste brutal. Je me souviens avoir été pétrifiée soudainement à son écoute, comme une redescente sévère dans une réalité sordide, après euphorie. D’un coup, on est saisit par l’évidence que les Fatals Picards ne sont pas que des « rigolos », mais des artistes capables de se pencher avec sensibilité et gravité sur un sujet lourd. Avez-vous eu des retours d’auditeurs sur cette chanson?
– Paul : Alors, je n’y suis pour rien. C’est Billy qui l’a écrite, par rapport à une histoire concrète.
– Laurent : C’était après avoir discuté avec deux personnes victimes d’actes pédophiles dans leur famille. Après « Pamplemousse mécanique », il y a eu « Le sens de la gravité » avec « Canal St Martin », et à partir de là, ils m’ont autorisé, et on s’est autorisé, une chanson glauque par album. Tu sais quand tu écris, tu prends un sujet et tu ne te dis pas par avance que tu vas le traiter avec humour, ou avec ci ou ça. Le coup de la pédophilie, naturellement, je ne me voyais pas aborder ce sujet avec humour.
– Paul : Ceci dit, la chanson est hors contexte pour un concert des Fatals. Sur un album, tu peux comprendre que les gars aient voulu traiter ça. Mais sur un show d’une heure et quart, avant Tagada Jones, ce n’est pas le contexte.
– Laurent : C’était en plus la première est seule fois qu’on a bossé avec un quatuor à cordes sur un album, alors ça rajoutait du pathos. Mais quand tu as une idée en chanson, j’aime l’idée d’aller jusqu’au bout. Et j’aime bien l’idée qu’on ne soit pas d’accord : ce qui est bien dans les Fatals, c’est que c’est une vraie démocratie. On peut avoir des points de désaccord, et continuer à en avoir quand ça pose vraiment problème, aimer certaines chansons que les autres n’aiment pas, et vice versa.
– Paul : Parfois il y a des chansons tristes, mais avec des phrases gaies. Mais « Tonton », elle est dégueulasse. Elle est très dure à chanter, de A à Z. Mais bon, elle existe.
– Laurent : Elle a le mérite d’exister. Et on a réçu des courriers, comme pour notre chanson « Gros con » sur les femmes battues, de gens qui en étaient contents, en tous cas, que ça a touché qu’on aborde ces thèmes.
– Paul : C’est vrai que pour « Gros con », on a eu énormément de retours de femmes qui ont subi des violences, ont été brutalisées. Bien sûr on ne peut pas établir de degrés dans l’horreur, viol ou coups. Mais sans rentrer dans les détails, c’était des retours de femmes, qui soit ont vécu elle-même ces situations, soit ont été proches d’une autre femme qui les a vécues, et nous remerciaient de consacrer un titre à cela. Car des chansons sur les violences conjugales, il n’y en a pas tant.
– On parlait d’Yves Jamait à l’instant. Sa chanson « Je passais par hasard » a eu énormément de retours du genre.
– Paul : Elle est très bien, cette chanson. Nous, nous avons choisis de traiter le sujet avec humour ; c’est même cynique. Pas le rappeur, hein.
– Comment percevez-vous l’accueil du public au disque?
– Paul : C’est difficile à dire, car plus personne ne vend des disques. On ne peut donc pas faire de comparaison avec les ventes des albums précédents, pour « quantifier » la popularité d’un album. Ma femme, qui assure le merchandising a quand même tendance à dire que ce disque se vend plutôt bien. « Les playmobils complotistes » fonctionne très bien ; elle plait autant sur disque que sur scène. Elle est lente, intelligible.
– Laurent : On a les plateformes numériques quand même pour voir quel morceau plait. Et quand on a nos relevés de Sacem, on sait à peu près ce qui s’est vendu.
– Paul : Linda, pardon de reparler encore de ma femme, mais elle regarde Spotify assez régulièrement et peut chiffrer combien d’auditeurs nous écoutent par mois. Et visiblement on a tendance plutôt à en gagner de plus en plus. Nos concerts sont pleins, alors que la période n’est pas évidente. Et c’est ce qui compte.
– Laurent : Il est vrai que pour nous, faire des albums est un prétexte pour pouvoir tourner et rencontrer le public avec nos chansons. L’album n’est pas une fin en soi.
– Paul : Tu fais des chansons qui te font marrer, donc tu as envie de les partager avec les gens.
– Laurent : Tout ça pour dire que nous choisissons des chansons, d’abord avec le critère de pouvoir les partager avec les gens sur scène et que ça marche.
– Paul : Oui, enfin des fois, il arrive qu’une chanson dont on pense qu’elle va fonctionner lasse le public, et qu’inversement, une chanson dont on craignait qu’elle fasse un bide, fonctionne super bien auprès des gens, et qu’il se passe quelque chose.
– Je n’ai plus de questions…
– Paul et Laurent de concerts : En tous cas, t’as eu des réponses!!!

Miren Funke
Photos : Carolyn C
Site du groupe : https://www.fatalspicards.com/
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