Sortie du nouvel EP de Leitmotiv « Faites Vos Jeux » : entretien avec Pierre Estenaga

20 Déc

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C’est le 10 octobre dernier que le groupe rock Leitmotiv avait convié son public à un concert exceptionnel au Comptoir du Jazz à Bordeaux pour fêter la sortie de son EP « Faites vos Jeux », et par là même remercier les contributeurs ayant aidé à le produire, via le site de financement participatif KissKissBankBank.

La formation, dont le chanteur Pierre Estenaga nous avait accordé un entretien il y a quelques mois, avait à cœur de présenter au cours de ce concert les 6 titres du nouveau disque. Avec un son minutieusement travaillé et bien plus rock que le précédent album « Les Temps Dansent », cet opus enfonce le clou et précise la griffe musicale singulière du groupe. Nous retrouvions Pierre Estenaga il y quelques jours pour parler de ce nouveau disque.

– Pierre, bonjour. Nous nous étions entretenus il y a tout juste un an, alors que le projet de ce disque germait dans les entrailles du groupe. Sa naissance est actée : êtes-vous des parents comblés ?

– Je me souviens avoir souhaité pouvoir réaliser un enregistrement assez rapide à l’époque ; et la machine s’est effectivement enclenchée assez vite. La production de notre premier album avait été « chronophage » au possible, avec des prises s’étalant sur deux ans ou plus : les batteries avaient été enregistrées durant l’été 2008, et l’album n’était sorti véritablement qu’en 2011. Mais comme sa réalisation était quasiment gratuite et que nous étions contents de trouver une personne qui voulait s’occuper des prises de son et du mixage, nous avions accepté de prendre le temps nécessaire pour le faire, même si ça nous a mis dans une position paradoxale durant des mois, car en deux ans, les morceaux évoluent, et l’album a finalement contenu des titres que nous n’avions presque même plus envie de défendre car créés bien avant le processus d’enregistrement. On s’était englués dans la défense de cet album, dont on a joué et rejoué les chansons. Nous ne souhaitions pas revivre la même expérience avec « Faites Vos Jeux ». C’est pourquoi nous avons opté pour un enregistrement en format court, plus rapidement réalisable. Le fait d’avoir un résultat plus immédiat est très stimulant : cet EP a une certaine fraîcheur qui nous redynamise et donne envie de faire d’autres choses rapidement. Nous commençons déjà à composer de nouvelles chansons pendant que nous défendons celles qui viennent de sortir. Bien sûr le groupe connaît une forme de décompression, parce que nous nous sommes occupés de tout sur un espace temporel relativement court, à savoir qu’on a débuté les enregistrements en mars, eu les premiers mix en août et finalisé tout cela en septembre/octobre. Mais tout n’est pas terminé ; il nous en reste beaucoup à faire : envoyer les contreparties aux contributeurs, réaliser d’autres vidéos pour illustrer les chansons, et bien sûr, défendre les titres sur scène.

Avec le recul, je sais que le groupe a fait du mieux qu’il pouvait avec les moyens dont il disposait à l’époque et si on a fait des erreurs ou des fautes de goûts, c’est ainsi, mais peu importe. L’EP et le son que le groupe propose aujourd’hui n’existeraient pas tels qu’ils sont s’il n’y avait pas eu auparavant « Les Temps Dansent », et même le premier maxi 6 titres « Des Airs » que nous avions réalisé en 2006, et qui reste la première véritable trace discographique du groupe. Même si, pour l’anecdote, quand je réécoute la voix suraigüe que j’avais à l’époque, je me dis ironiquement que la cigarette a parfois du bon ! C’est pareil que quand tu écoutes le chant de Romain Humeau sur les premiers disques « Oobik And The Pucks » et même « Abricotine » d’Eiffel et que tu entends la voix grave et basse avec laquelle il attaque le morceau « Friday » sur son dernier album « Vendredi ou Les Limbes du Pacifique » : les mauvaises habitudes ont fait leur travail aussi.

 

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– Comme d’autres artistes, vous vous êtes tournés vers l’appel au financement par le public pour produire cet EP. Avez-vous été surpris par le nombre de gens qui y ont participé ?

– Honnêtement, oui. A force de rester campés sur les chansons de l’album précédent, nous avions l’impression de nous être rendus illisibles, voire invisibles. Probablement même certaines personnes pensaient que le groupe n’existait plus. L’appel au financement participatif nous a permis de jauger le public qui suit Leitmotiv. Je ne souhaitais pas que le groupe fasse comme certains artistes qui ressassent toujours la même chose ; j’estime que quand il n’y a rien de neuf à dire, mieux vaut se taire. On n’allait pas alimenter notre actualité pour l’alimenter. Il fallait que le groupe ait une nouvelle substance à proposer. Le financement nous a donné une « deadline » sur pas mal d’aspects, d’abord parce qu’on n’était pas sûrs d’atteindre l’objectif financier fixé, et le fait de l’avoir atteint relativement vite nous a encouragés au vu du nombre de personnes qui se sont impliquées pour que le groupe puisse produire son disque. Je me souviens il y a un an avoir dit que je n’approuvais pas spécialement cette idée de quémander l’aumône, en quelque sorte, aux gens en faisant appel au financement participatif pour produire un album. Mais je savais que nous serions certainement amenés à en passer par là. Et finalement le soutien témoigné par le public fait du bien. Quelque part, ça permet aussi aux gens de rentrer à l’intérieur du projet ; nous avons essayé de tenir une sorte de journal de bord pour informer les contributeurs de la progression des choses. La démarche donne une chance aux gens de faire naitre la musique qu’ils désirent écouter et qui reste confidentielle ; ça coûtera toujours moins cher que l’inculture ou la dictature médiatique qui impose au public des programmations qu’il ne veut pas forcément écouter. En ce sens le financement participatif redonne une forme de liberté à l’existence d’une expression artistique. Évidemment on n’a pas fait de bénéfice avec le budget ; ce n’était pas le but. Il nous a permis d’équilibrer nos dépenses et de réaliser ce que l’on voulait, c’est-à-dire, enregistrer, presser le disque, éventuellement inscrire les droits à la SACEM pour tous les membres du groupe et enfin réaliser notre tout premier clip,

– Comment s’est répartie la création au sein du groupe pour cet EP ?

– J’assume la paternité des textes, puisque c’est moi qui les écris, mais les musiques sont toujours le fruit d’une composition collective, qui peut se baser sur des riffs ou des idées mélodiques de moi ou d’Arthur, notre guitariste, qui a apporté beaucoup de matières sur cet EP.

Mes textes n’ont jamais été vraiment discutés ; peut-être s’intègrent-ils avec cohérence dans la musique, qui est toujours créée en premier lieu. La musique permet d’utiliser un ton, donne la teneur du propos, et m’inspire les textes qui en découlent de façon quasi-naturelle. Tant que je n’ai pas trouvé à mes yeux le texte adéquat, la musique reste un instrumental sans texte. Donc si le texte me vient et passe, c’est qu’il me semble s’associer avec la musique. Il n’est pas question que je colle un texte inadapté sur une musique, juste pour qu’il y ait des paroles et se dire c’est bon, on a une chanson. Avec la musicalité parfois un peu rompue à cause du français dans le texte, « mon rêve » serait de faire un album en « yaourt ». Bien sûr, cela serait dommage et aux antipodes de ce que nous voulons vraiment faire ; mais autant un beau texte sur une composition d’apparence simple peut suffire, autant on peut abîmer et salir une bonne musique avec un mauvais texte. Bien sûr, le texte est important pour moi ; mais d’un point de vue esthétique et purement sonore, ce qui rendrait l’écoute la plus agréable en termes de souplesse, c’est le « yaourt ». C’est ce qu’a fait Sigur Ros sur son troisième album ( ), en utilisant la voix pour ne faire que des sons, leur style et esthétique permettant plus cela.

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– On en revient à la difficulté de chanter du Rock en Français. N’est-ce pourtant pas votre parti pris ?

Je ne sais pas combien de groupes en France font du rock en français ; sans doute pas tant que ça. Ce que le français impose par rapport à l’esthétique musicale ne colle pas au rock. Ce dernier s’inscrit dans ses racines, et ses racines sont son origine, sa provenance, donc la culture anglo-saxonne et américaine. Si on s’en tient à cela, nous devrions chanter en anglais. Nous l’avons d’ailleurs fait dans 3 chansons du précédent album, mais ça ne me plaît pas. On peut se demander pourquoi s’acharner à chanter en Français sur une musique qui accueille aussi mal cette langue ! Justement là est le vrai défi et l’intérêt : réussir à utiliser le français dans le rock, ce qui nécessite souvent des compromis mélodiques. C’est en partie pour cela que je refuse de brailler pour brailler : ça enlèverait toute caution mélodique au chant, et pour moi le français est la langue de la chanson, de la littérature. Pour cet EP, on s’est refusé à écrire des textes en Anglais. La chanson « Need Somebody » présente sur « Les temps Dansent » nous a fait un peu de tort à l’époque, car cette chanson était peut-être la plus connue, ayant bénéficié de passages en radio, et elle a fait croire à certains que nous étions un groupe qui chantait en anglais. Pour en revenir aux dernières chansons, les textes sont venus relativement tard ; certaines chansons n’en avaient pas encore au moment de débuter l’enregistrement. Les musiques étaient tellement particulières, avec des signatures sonores singulières comme « Rendez-vous » qui n’est pas composée sur un rythme à 4 temps, que j’avais peur de les souiller, et mon oreille s’était habituée à les entendre en instrumental. Je peux avouer que j’ai finalisé certains textes à peine une semaine avant d’enregistrer les chants. D’une façon générale, ça a été un véritable challenge de placer des textes sur les morceaux.

– La signature sonore et la patte musicale du groupe se sont précisées. On sent aussi plusieurs influences toujours présentes, entre autres Eiffel, Interpol et peut-être Radiohead. Y a-t-il eu une volonté d’hommage à ces groupes?

– Certains nous ont parlé de Saez, M ou encore Mickey 3D. Chacun peut y entendre quelque chose de différent. Je crois qu’il y a réunies sur l’EP toutes nos influences ; on pourrait même trouver une influence par chanson. L’ingénieur du son qui a réalisé l’EP, David Thiers, nous a dit que « Dolorosa » lui faisait penser à M ; pour d’autres elle peut évoquer en effet la musique d’Eiffel, par le phrasé, les guitares et le texte. Certainement parce que j’ai du Eiffel dans les oreilles depuis très longtemps. J’en écoute tellement que ça doit ressortir d’une manière ou d’une autre. Est-ce un clin d’œil volontaire ? Honnêtement, au bout du compte, on finit par ne plus savoir ce qui est volontaire et ce qui ne l’est pas. Mais un hommage volontaire signifierait que c’est calculé, ce qui n’est pas le cas. Évidemment on s’est sans doute dit que au moment de la composition que ça évoquait Eiffel ; et alors ? La chanson s’est présentée comme ça, et on a voulu la faire jusqu’au bout, avec peut-être l’envie inconsciente de la faire à la Eiffel, parce qu’on adore ce groupe. Il faudrait demander au principal intéressé son avis ! Pour ce qui concerne la patte du groupe, je dirais que c’est une façon d’agencer les chansons. Notre style n’a pas vraiment changé ; il est juste plus affirmé. Nous avons donné plus de corps et de cœur à notre jeu, et c’est, avec les diverses influences dont on se nourrit, ce qui tient le groupe sur son identité.

– Parlons du son de l’enregistrement qui diffère radicalement de celui de l’album et gagne en épaisseur, impact et profondeur. Peux-tu en dire quelques mots?

– Il a été un peu déroutant, car nous avons collaboré avec un ingénieur du son, David Thiers, qui nous demandait une façon particulière de travailler. Il voulait enregistrer les batteries ailleurs qu’en studio, sur une scène, l’idéal étant une salle des plus modernes en termes d’acoustique et de projection live. Il avait une préférence pour la salle de 1200 places au Rocher de Palmer à Cenon, car il avait travaillé de la même façon avec le groupe Seeds Of Mary, dont il a enregistré l’album juste avant nous. Il est également ingénieur du son live façade pour des groupes tels que Gorod, et travaille aussi dans son studio, le « Secret Place Studio ». En général, il s’occupe de groupes de métal, de grunge et de rock plus extrême que nous. Et c’est ce que je voulais, pour voir comment un ingénieur du son comme lui, qui se consacre plutôt à un univers sonore dur et possédant une énergie certaine, est aussi capable de flirter avec la pop, et où il va l’amener. La musique n’est pas qu’une question de style ; c’est aussi une histoire d’intention. On peut avoir la meilleure intention du monde en étant un groupe de rock et tomber complètement à plat, et inversement créer de belles chansons pop avec des textes très percutants. Brassens fait de la chanson, et pourtant son propos est infiniment percutant. Nous avons donc demandé au Rocher de Palmer l’autorisation d’y enregistrer, et la direction nous a gentiment proposé des créneaux. Les batteries ont été enregistrées sur 3 jours dans la grande salle, avec des micros tout autour du batteur, puis un micro à 5m, un à 10m, un autre tout au fond de la salle pour capter l’acoustique du lieu. Et le son de batterie s’en ressent. Beaucoup de gens ont pensé que la batterie était « triggée », c’est-à-dire qu’on y avait ajouté des éléments sonores électroniques pour lui donner plus d’impact, mais ce n’est pas le cas. Le son est naturel. Les autres instruments ont été enregistrés au studio de David avec un préampli Torpedo Live (pour les guitares notamment) qui peut s’utiliser sur scène, et dont la particularité est de garder le son de guitare dans la boucle d’effet pour conserver l’authenticité sonore de son ampli tout en y ajoutant des cabines, des préamplis et des créations d’espaces avec un emplacement de micros virtuel ou une simulation de style de pièce d’enregistrement. Il a utilisé aussi des plugins qui permettent de sonner comme un enregistrement analogique. Au départ, je voulais enregistrer sur une vieille table analogique qui craque un peu, à l’ancienne avec des bandes, mais comme notre parti pris était d’aller vite, on a finalement fait selon le confort de David qui manie avec plus de maîtrise et d’aisance son propre matériel. Quand les prises ont été faites, il nous a envoyé une mise à plat des enregistrements pour savoir si on désirait rajouter des choses qui n’avaient pas été faites et aussi connaître la place qu’on souhaitait donner aux claviers. Il est vrai que certains morceaux, dans la façon dont ils ont été composés, ne suscitaient pas nécessairement la présence d’un clavier. Notre guitariste, Arthur, possède une telle palette d’effets sonores avec son instrument qu’il y a parfois déjà ce qu’il faut en termes de sons venus d’ailleurs et d’ambiances. Mon jeu de guitare propre est resté avec des sons plus classiques, du clair ou avec un peu de disto ou de crunch en passant du delay ; et c’est celui d’Arthur qui a donné l’identité sonore de l’EP, par la multitude des effets choisis en fonction des titres et dans la variation, notamment avec des octavers. Et au final, certains titres comportent du clavier alors qu’on croit qu’il n’y en a pas, et d’autres en sont dépourvus alors qu’on croit en entendre dessus. Pour ce qui est du chant, on m’a dit que, par exemple sur « Cours », je n’avais pas un chant assez dynamique ou énervé. Mais en fait, je pense que la musique fait déjà tout le travail, qu’un chant nerveux aurait fait en quelque sorte double emploi et que le texte aurait perdu de son propos. La tension musicale me permet de parler et raconter, afin de donner plus d’espace expressif au texte. Hurler les paroles aurait été fait au détriment du texte, et je n’ai pas trouvé cela opportun au moment de l’enregistrement.

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– Votre bassiste a quitté le groupe après l’enregistrement. Cela ne vous a-t-il pas déstabilisés ?

– Notre ancien bassiste, Axel, est resté pour réaliser l’enregistrement avec nous, mais nous a annoncé son départ quelque temps après toutes les prises. Cela arrive ! Eiffel avait enregistré l’album « Tandoori » en 2007 avec un batteur issu du projet solo de Romain Humeau, « L’Eternité de l’Instant » et qui a quitté le groupe juste après l’enregistrement. Cela s’est passé de la même façon pour nous : Axel avait en tête des projets personnels et le désir de s’y consacrer. Ce n’est pas qu’on était arrivé au bout d’une histoire avec lui ; mais il n’avait plus l’envie de s’investir autant dans Leitmotiv. On s’est quittés en bons termes, et on travaille toujours ensemble, d’une autre façon : c’est notamment lui qui s’est occupé des vidéos teaser et du clip. Et pour ce qui concerne ses projets, on lui souhaite bonne route et la meilleure réussite qui soit. Quand je lui ai parlé de Charly, le nouveau bassiste, qui nous avait contactés pour le remplacer, il nous a conseillé de foncer, car c’est un excellent bassiste ; un vrai passionné de cet instrument : il possède 7 basses et une contrebasse et utilise quasiment une basse par style musical. J’avais un peu peur de devoir tout recommencer à zéro, mais une répétition lui a suffi pour s’approprier les morceaux et s’intégrer pleinement au groupe. Il connaissait Leitmotiv depuis longtemps et aimait l’univers du groupe. Il s’est donc proposé dès qu’il a su qu’on cherchait un nouveau bassiste. Et j’avoue avoir eu une sorte d’intuition lorsque sa proposition est arrivée sur le tapis. Pourtant nous avions eu quelques propositions avant, mais je sentais que celle-là était la bonne : intégrer un nouveau musicien, qui propose aussi des idées d’arrangements, apporte une dynamique nouvelle à la formation et donne envie de créer de nouvelles choses. Et puis il est doté d’un caractère très calme et pondéré, ce qui faisait parfois un peu défaut dans le groupe. On a trouvé avec lui le bassiste idéal pour nous, qui associe le fond et la forme, a à sa disposition un matériel adapté à ce qu’on fait et est aussi capable d’émettre des propositions. Il a rapidement posé sa patte personnelle et proposé des arrangements. De plus, il s’est de suite entendu avec le batteur, ce qui assure une base rythmique cohérente à notre musique. Nous avons le bon outil pour proposer nos chansons sans qu’il y ait d’entrave supplémentaire aux contraintes matérielles que connaît toute existence de groupe, en termes de difficultés à pouvoir se produire. Nos chansons ne sont sans doute pas très positives dans le propos, mais le processus créatif du groupe l’est, et je suis bien plus serein qu’il y a un an.

– Ton écriture parle beaucoup moins de toi et de tes émotions intimes. Qu’est-ce qui a changé dans ta façon d’aborder la musique et de traiter les sujets?

– Ce qui a beaucoup changé, c’est que je me suis plus tourné vers les autres. Ne serait-ce que par le titre de l’EP : « Faites Vos Jeux » qui utilise la deuxième personne du pluriel. Bien sûr, la phrase sous-entendue est « rien ne va plus » ; mais « Faites vos jeux » pour moi signifie aussi « Faites vos Je » : soyez responsables de vous-mêmes, réappropriez-vous ce que vous êtes, et ne laissez personne le faire à votre place. « Rendez-Vous » aussi a ce double sens de parler de l’endroit ou du moment auquel on va se retrouver, et aussi de signifier « rendez-vous compte ». C’est une chanson qui parle aussi de l’absentéisme électoral, des rendez-vous collectifs, des questions d’intérêt commun. Si on veut se construire en tant que personne, il faut arriver à faire son rôle de citoyen, même si c’est de façon contestataire et pour dire « non ». Il faut que ce soit dit, pour ne pas laisser la place à des choses plus dangereuses. Il ne faut pas se dire que la société est ainsi et qu’on n’y peut rien ; on y peut toujours quelque chose à partir du moment où on se donne les outils pour s’exprimer. Bien sûr, le tout financier l’emporte souvent ; mais tant qu’on n’essaye rien, le changement n’arrivera pas. Si on ne s’investit pour aucune cause car on pense que ça ne changera rien, on ne fait jamais rien. Ceci dit la France n’a peut-être pas à cœur de changer, mais plutôt de rester campée sur ses traditions un peu conservatrices. Maintenant, aborder la question politique n’a pas non plus été ma priorité dans les chansons. Des phrases m’arrivent parfois de façon impulsive ou réactionnelle et vont servir de déclic pour écrire un texte autour.      

Cet EP inclue beaucoup de « vous » et de « on », alors que « Les Temps Dansent » comportait beaucoup de « je », sans doute trop. C’était un album personnel dans le sens intime, comme un album de photo de la naissance jusqu’à mes 25 ans. Ensuite, il fallait repartir à zéro en quelque sorte avec ce que la société offre à dire, en condensant cela sur 6 titres. Entre les deux enregistrements, la trentaine est passée, ce qui veut tout dire -ou ne rien dire peut-être- sans doute le moyen de m’affirmer plus en tant que personne et de mûrir une vision des choses moins remplie de clichés ou de maladresses. Pour prendre pour exemple la chanson « Hasta La Victoria Siempre » de l’album précédent, je ne renie pas le fait d’avoir repris la phrase du Che Guevara, car cette chanson traitait entre autre de la guerre civile espagnole et ce que j’avais voulu garder de la phrase du Che était la lueur d’espoir qu’elle contient. Mais elle a quand même un côté un peu trop à gauche et assez maladroit. Je ne ferais plus ce genre de choses 7 ans plus tard ; je raconterais peut-être la même histoire, mais de manière différente, avec plus de nuance peut-être ou moins de naïveté. Ce n’est même pas une affaire de maturité du propos, mais plutôt d’épaisseur pour montrer qu’il n’y avait pas que cela dans ce que j’ai voulu dire, mais aussi des choses que j’ai peut-être évité d’écrire par peur ou manque de confiance. Alors que c’est le silence qui fait peur, et que parler ou écrire permet de se rassurer mais aussi de se donner de nouvelles inquiétudes pour plus tard pour évoluer davantage.

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– Quelles thématiques as-tu souhaité mettre en avant ?

– Le sujet de l’attentat contre Charlie Hebdo est présent dans les propos en filigrane. Quelques personnes à l’époque des faits m’ont reproché de ne pas avoir réagi publiquement aux tristes événements de début janvier. J’avais juste besoin de temps pour digérer ces horreurs, pour pouvoir les mettre en création. Le problème de notre société est qu’on doit désormais toujours réagir dans l’immédiateté ; il n’y a pas de place ni de temps pour une déontologie, une réflexion et du recul. J’avais très peu incorporé la religion jusqu’à maintenant dans les thématiques abordées et le sujet s’est doucement imposé. D’ailleurs parler de religion dans les chansons, n’est-ce pas une façon de la faire exister ? Les religions existent aussi à travers le blasphème ou les crimes horribles qu’on commet en leur nom. Je ne voulais pas en parler de façon contestataire, mais juste montrer à quel point pour moi elles ne servent à rien. Alors pourquoi parler d’une chose qui ne sert à rien ? Justement pour ne plus avoir à s’en servir une fois sa vacuité montrée.

« Cours » est une chanson qui évoque l’idée de foncer tête baissée, de fuir ce qui ne nous appartient pas quand on n’est plus maître de sa destinée et parle de ce qu’on ne veut pas devenir et de la perversion par l’autre ou par la société de qui on est. Cet extrait est la première chanson du groupe à bénéficier d’un vrai clip vidéo. Le scénario du clip vient de moi, mais on aimerait beaucoup un jour pouvoir confier ce travail à un réalisateur, si c’est spontané. Il n’est pas question d’aller chercher un réalisateur pour lui demander un scénario ; mais si un jour une personne qui a un véritable coup de cœur pour une de nos chansons veut proposer sa vision, on lui laissera quartier libre, et ce serait intéressant d’être spectateur de sa perception de la chanson, peu importe la chanson. Alors pourquoi le morceau « Cours »  a-t-il été mis en avant en premier? Tout d’abord, parce qu’il porte bien son nom : le texte est assez court, malgré une fin longue avec une montée en puissance des guitares. C’est un morceau qui trace, et on voulait lui offrir une fin qui ressemble à un sprint, avec 5 ou 6 guitares qui s’emballent, dans une sorte de course asphyxiante, à bout de souffle. Et puis c’est une chanson qui donne la couleur du son de l’EP, par laquelle il se distingue de l’album précédent « Les Temps Dansent ». « Cours » donne le ton d’un peu tout ce qui est présent sur ce disque, avec des moments énervés, des passages plus reposés aussi. C’est un titre assez direct qui est de ce fait peut-être un peu plus facile d’accès que les autres. Il est vrai que nous avions hésité entre sortir ce morceau et « Entre Ciel et Terre », mais cette dernière chanson aborde un sujet très orienté, axé sur la spiritualité et la religion, qu’on ne souhaitait pas mettre en avant tout de suite. La chanson a une dimension un peu mystique, et c’était un peu compliqué de commencer avec cette thématique là.

Et puis pourquoi faire une explication de texte après coup ? Désormais, l’EP est sorti : les chansons ne nous appartiennent plus. C’est aux gens de se les approprier. Au final dans les chansons, il n’existe pas 36 millions de thèmes… Je crois qu’un artiste de chansons à texte a 4 ou 5 chansons dans sa vie autour de ses thématiques préférentielles qu’il répétera et fera évoluer en fonction de sa maturité, son expérience, son vécu, l’actualité et sa vision sur le moment. Il module les grands axes en fonction de ce qu’il est devenu, de ce qu’il a envie ou n’a peut-être pas ou plus envie d’être. Je trouve ça dommage qu’il y ait très peu d’artistes au final qui offrent une vision. Certes, ils proposent la leur, mais pas une vision globale du monde. On nous fait parfois la remarque que nos chansons ne soient pas gaies. Une chanson avec un thème fleuri ou joyeux peut être agréable à écouter ; mais pour moi, cela n’a pas trop d’intérêt dans le questionnement ou le doute nécessaire pour avancer. Si le bonheur existe, il n’a besoin pour moi d’être chanté. Nos chansons ne sont pas tristes ; mais chanter le bonheur est impossible pour moi. Le bonheur, c’est l’absence de trouble de l’âme. Et en ce sens, pour que j’écrive un texte, il faut qu’un sujet me turlupine ou me mette les sens en éveil. Si j’écris, c’est que quelque chose ne tourne pas rond ou me travaille, même si ma volonté n’est que de donner modestement un point de vue et de lui offrir un espace de vie dans une chanson, puis d’essayer de mêler des antagonismes pour créer un espace de discussion.

Ce qui est sûr, c’est que je ne désire pas livrer des vérités toutes faites ou des réalités qui ne fassent pas sortir plus loin que son appartement. Chanter le quotidien m’ennuierait. C’est une des deux choses qui me laissent insensible dans la variété, avec cette mode effrénée de reprises en tous genres ou de « tel artiste chante un autre ». Une chanson n’a même plus le temps de raconter ce qu’elle a à dire et de vivre d’elle-même, qu’elle est immédiatement l’objet de reprises de tous bords. Peut-être est-ce une façon de se faire voir et remarquer aujourd’hui, à travers l’œuvre d’un autre et dans la tendance du moment ; mais je trouve cela anti-créatif. J’essaie de laisser une place à la rêverie, aux images et aux métaphores qui permettent aux gens de s’approprier un ou plusieurs axes de lecture de la chanson. « Faites vos jeux » n’est pas une leçon de morale ou une dictature de pensée : c’est une préconisation, un conseil, une certaine logique de vie qu’on essaie de partager, dans un système gouverné par les pouvoirs financiers, médiatiques et politiques. Le médiatique, en parlant des médias de masse, étant peut-être le plus pervers ou le relai de tout cela, au sens où il n’a pas de contre-pouvoir : c’est de l’information continue sans cellule de réflexion déontologique et sans recul avec laquelle on assomme les gens et qui les empêche de relever la tête… et ça marche très bien, dans le mauvais sens du terme… alors « Faites vos jeux ».

 

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Miren Funke

Nous remercions Aline Schick-Rodriguez pour son aide précieuse

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