C’est avec un intérêt à caractère politique autant que musical que nous clôturions la série d’entretiens réalisés lors du dernier festival Musicalarue, avec HK et Les Saltimbanks, venus faire danser les corps et remuer les cœurs, dans le cadre de la tournée « Danser encore ». Politique, car, si, le partage sur réseaux sociaux du titre « Danser encore », en pleine pandémie, se retrouva au centre d’une controverse polémique, dans la discorde où se divisaient et se confrontaient déjà partisans des mesures sanitaires précautionneuses, et ceux vivant ces mesures comme liberticides, et craignant que la fermeture des lieux évènementiels publics ne cache une offensive de l’autorité politique contre l’accès de tous à la culture et aux arts, j’ai eu à cœur d’interroger l’avis propre du chanteur, quant au sens de cette chanson. N’est-ce pas après tout le sort de toute œuvre, dont on devine, ou croit deviner, qu’elle véhicule un message qu’elle ne véhicule peut-être pas, que de se retrouver à parfois porter la responsabilité d’une parole par delà ses propres mots ? Ceux qui se souviennent de la mise au point de Gilles Servat dans son manifeste « Touche pas à la Blanche Hermine », où le poète exprime son indignation de savoir sa « Blanche Hermine » chantée et revendiquée comme un hymne par des jeunesses de l’extrême-droite française, savent à quelle extrémité et quelles absurdités la mésinterprétation et la réappropriation d’un titre peuvent aboutir. Sans être toujours aussi radical, le phénomène de distorsion du sens des propos est courant, comme nous l’avons abordé lors du festival aussi avec Cali, dont le titre « Le droit des pères » a été (mal) perçu par une partie des milieux féministes comme une défense du patriarcat et l’expression d’une forme de misogynie. Et c’est pourquoi profiter de ces rencontres pour s’enquérir directement auprès des auteurs de la signification de leur création me semblait une occasion à ne pas négliger.
Enchantée de retrouver sur scène un HK tel que nous le connaissons, toujours à la pensée en mouvement, mais sans reniement, toujours au verbe clair et sans paradoxe ni ambivalence, arrosant le public de cette énergie communicative propre, qui fait, en musique, le carburant moral des cœurs combatifs, je fus tout aussi intéressée par l’entretien avec un artiste qui n’a finalement jamais rien fait d’autre que réitérer ce qu’il a toujours exprimé, à travers ses pièces, ses romans, ses chansons : revendiquer, prôner et cultiver l’exercice de l’esprit critique et du raisonnement autonome, et l’ancrage dans les grandes lignes de valeurs humanistes qui drainent la fraternité.
Et c’est en outre en gardant son cap, qu’à l’instar d’un Jean Ferrat, marqué d’une adhésion militante à un idéal politique particulier, et pourtant appartenant, par delà, au patrimoine de la Chanson de tous les francophones, HK, et plus encore depuis ces quelques dernières années, est aussi, à la faveur de la propagation de sa musique à travers les mouvements des Gilets Jaunes, puis des manifestations contre les confinements et la paralysie du secteur évènementiel, devenu chanteur populaire, avant que (ou autant que) partisan. Avouons qu’à être aux côtés des travailleurs bénévoles du festival qui chantaient à tue-tête ses chansons et l’accompagnaient durant le concert, et face aux festivaliers du public massif qui faisaient de même en cœur, il semblait flagrant que les deux publics -le militant et le populaire- se confondent quand même grandement, et, en tous cas, le cas échéant, ont su se rassembler pour deux heures d’amour, de musique, de danse et de lumière. Il est des artistes qui, dans leurs propos, leur esprit, leur démarche, leurs engagements, coïncident parfaitement avec les valeurs transmises par Musicalarue et semblent y avoir leur place comme par évidence. Le chanteur nous accordait un entretien dans l’après-midi.
– HK bonjour et merci ce nous accorder cet entretien. Ce soir, c’est sur la scène du Théâtre de Verdure que le public vous retrouvera pour un concert, toi et une formation musicale complète, pour la tourné « Danser encore ». Que veux-tu transmettre à travers cette tournée ?
– Sur scène, on est toujours une dizaine : batterie, basse, trombone, accordéon, violon, saxophone, les deux guitares, la mandole, et ma pomme. L’idée de la tournée « Danser encore », c’est de recréer l’ambiance de bal populaire, avec en festival, ce côté détendu. Un peu ce qu’on a toujours fait, finalement. Il y a évidemment « Danser encore », la chanson par laquelle pas mal de gens nous ont découvert il y en encore deux-trois ans, et puis toutes les chansons qu’on se trimbale depuis quinze ans, comme « On lâche rien », « Citoyens du monde », « Salam Alaykoum ». C’est presque entre guillemets une rétrospective de nos quinze ans de saltimbanques sur la route.
– Peut-on parler de cette chanson, « Danser encore », et du sens qu’elle avait pour toi, puisqu’elle a été source de polémiques et réactions véhémentes à ton encontre, à l’occasion de la période où se sont virulemment opposés les partisans de la sécurité sanitaire et ceux qui vivaient les gestes et attitudes de précautions, le confinement, la suspension des spectacles et la fermeture des lieux publics culturels comme des règles liberticides inadéquates ?
– C’était au moment du premier confinement et des « non essentiels ». On avait eu des annulations de spectacles musicaux et théâtraux ; et à l’époque, on ne tournait pas en concert, mais avec des spectacles. On avait cinq dates prévues, et le couperet « non essentiel » arrive. Le premier effet, qui est en fait très égoïste, pour nous, est de nous prendre dans la figure qu’on n’est pas « essentiels ». C’est sûr que ça ne te fait pas plaisir et ça te met en colère. Mais surtout, pour moi, à dépasser notre petit cas personnel, c’était une mesure de société que, d’un coup, on nous imposait sans discussion possible. A ce moment là, on avait quand même le droit de trouver ça absurde de pouvoir s’entasser dans des centres commerciaux, dans des bus, dans des trains, dans des métros, et pas à trois ou quatre dans une librairie, une médiathèque ou un musée. Donc évidemment, on se demande pourquoi : est-ce la culture qui est dangereuse ? Évidemment on n’était pas d’accord avec ça. Et on l’a dit simplement, avec nos mots, à travers une chanson. Il s’agissait juste de dire qui on était, ce qu’on faisait, ce qu’on voulait faire. Je sais ce que la musique m’a apporté, et ce qu’elle apporte aux gens ; je vis avec depuis trente ans. Et je sais combien l’art et la culture sont importants dans notre société. On parle de la France comme du pays de l’« exception culturelle » ; ce n’est pas moi qui ai inventé cette expression.
Donc on sort cette chanson. C’était un moment où on se trouvait à Avignon, et il y a des copains et copines qui sont venus buffer avec nous. On a filmé et partagé, et tout de suite, ça a eu une résonance folle. On n’aurait jamais imaginé ça. Mais peut-être simplement y a-t-il eu plein de gens qui pensaient ou ressentaient la même chose : là, c’est trop ; là on n’est pas d’accord. On peut tout accepter, on peut tout discuter, lorsqu’une épreuve nous touche. Il faut se montrer responsables et raisonnables, il n’y a aucun problème avec ça. Mais on ne va pas se dénaturer et devenir qui on n’est pas : ce qu’on est, nous, en tant qu’être humain, et en tant que société, c’est qu’on a grandit dans une société où juste boire, manger et dormir ne fait pas de nous des êtres vivants. On a appris à s’émerveiller, à avoir besoin de l’autre, à avoir besoin du beau, à avoir besoin d’être en lien et de vibrer. Donc je pense qu’on était beaucoup à penser que jusqu’à ce stade, ça allait, mais à partir des « non essentiels », on ne pouvait pas être d’accord avec ça.
– Selon toi, y a-t-il eu une volonté politique de profiter de la pandémie pour attaquer les expressions culturelles et artistiques, et aussi peut-être le droit de réunion en interdisant l’activité évènementielle, et pour quelles raisons ?
– Je ne sais pas s’il y a eu volonté. Mais en tous cas, ce qui est sûr, c’est que c’est ce qui s’est passé. Aujourd’hui on peut le dire de façon très détendue, mais à ce moment là, c’était compliqué ; on ne pouvait discuter de rien. Il y a eu, à un moment donné, des dérives autoritaires de contrôle de la population, qui n’étaient pas utiles, ni nécessaires, et qui étaient disproportionnées. Et c’est vrai que pour moi, ce tampon « non essentiel » posé sur la culture, c’est tout un symbole. Et surtout le fait d’arriver à le dire, et de dire qu’il ne faut pas qu’il y ai de discussion là dessus. Évidemment que dire une chose pareille suscite un émoi, et un besoin de débat. Et dire que, comme il y a une urgence sanitaire, on ne discute de rien, est une dérive. Le conseil de France, c’est cinq ou six personnes, qui, aussi importantes soient-elles, décident d’une liste de choses concernant tout le monde, de manière arbitraire. Évidemment que dans des périodes ou face à des épreuves comme celle-là, avec un virus qui te tombe sur la tête, il y a des choses qu’il faut faire. Mais après, il ne faut pas non plus insulter l’intelligence des gens. On vit dans une société où on nous a appris, à l’école, à réfléchir par nous mêmes. On nous a enivrés de mots qui nous font rêver : liberté, égalité, fraternité. Alors profiter de cette épidémie pour opposer les gens et les monter les uns contre les autres, en disant ceux-ci ne sont pas essentiels, ceux-là, « je les emmerde », qu’est-ce que c’est ? Les gens comme nous, pointés du doigt, taxés d’être des marginaux, j’en ai bien conscience, on fait partie des gens qui défendent simplement ce qu’on leur a appris à l’école, parce qu’on y a cru et qu’on y croit encore. La « république », c’est le bien commun.
On a vendu nos sociétés à des intérêts privés. Et des gens qui sont nos élus, des élus de la république, copinent avec tel et tel lobby, touchent de l’argent, ou ont simplement des liens d’amitiés qui, à un moment donné, vont leur faire prendre des décisions qui ne sont pas pour bien commun. On est le pays de la sécurité sociale, de l’hôpital gratuit, de l’école publique gratuite. Quand on s’est mobilisés contre la réforme des retraites, c’était la même histoire. Pour moi tout revient à ça : je me revois gamin avec mes instituteurs et mes professeurs qui m’enseignaient la société, le pays et le monde dans lesquels on vit. Ces choses là sont attaquées ; cette société là a disparu, peu à peu. On vit dans un monde où tout se vend, tout s’achète. Et on parle de biens communs comme l’eau. Enfin si un jour ils pouvaient nous vendre l’air qu’on respire… Un jour ils vont trouver le procédé. Les ressources, les centres d’information. A un moment donné notre champs de libertés se restreint. Donc forcément des gens se battent et descendent dans la rue. Évidemment qu’on fait partie de ces gens qui se mobilisent quand on touche à certaines libertés fondamentales. J’ai l’impression d’être juste une sorte de sonneur d’alertes artistique. On dérive et on en vient à des modes de vie d’un univers du tout plastique, parce que telle multinationale a décidé que c’était plus rentable de faire les choses en plastique. Et aujourd’hui, il y a un sixième continent constitué juste de déchets en plastique, et tu ne sais plus en sortir, de ça. Pareil sur l’agrochimie, les pesticides, et tous ces poisons qu’on retrouve dans nos assiettes, cette folie d’aller chercher à l’autre bout du monde des choses qu’on peut facilement produire ici. Ça vient de l’autre bout du monde, c’est sur-emballé dans des sacs plastiques, et tu vas au méga centre commercial l’acheter. Et après on te parle d’être raisonnable, de faire attention à la consommation énergétique. Mais c’est du foutage de gueule. Bon, ça part un peu partout, mais pour moi, tout est lié, et nos boussoles sont assez claires et simples. Parfois des gens me demandent qu’est-ce que notre histoire, qu’on est toujours en train de manifester pour tout et n’importe quoi dans tous les sens. Et moi, je répond toujours : les boussoles, c’est ce qu’on nous a appris à l’école, des choses auxquelles on a cru, auxquelles on croit encore, et pour lesquelles on sa bat.
– « Danser encore » a été perçue, par une partie des camarades des luttes sociales, comme la promotion irresponsable d’une certaine insouciance quant à la nécessité de protéger les plus vulnérables vis à vis de la propagation de ce virus. Que cela t’inspire-t-il ?
– Moi, je peux être responsable de ce que je dis, de ce que je raconte, de ce que je fais. Si des gens qui me connaissent depuis dix ou quinze ans, qui connaissent mes engagements, ne veulent pas écouter ce que je dis et préfèrent écouter ce que d’autres gens disent que je penserais derrière les mots que j’ai dits, en me taxant de je ne sais pas quoi, c’est leur problème. Je crois que j’ai écrit une centaine de chansons, j’ai fait des interventions, des posts sur les réseaux sociaux, et rien n’a été effacé depuis quinze ans. Si tu veux savoir ce que je pense et ce que je dis, c’est assez simple, même extrêmement simple, à trouver. Tout est clair. Tu peux prendre le texte de la chanson « Danser encore », et je suis fier de ce texte, et de certains autres, parce qu’il est sur une ligne de crête, et que ce n’était pas facile, à ce moment là, de prendre la parole. Mais c’était important de dire : j’ai fait ça toute ma vie, on est des militants de gauche, et on a fait ça toute notre vie, alors pourquoi se l’interdirait-on à un moment ? De quoi a-t-on peur ? Avant d’écrire cette chanson, j’ai publié une tribune avec Yannis Youlountas et Frédéric Grimaud, « de quoi avons nous peur ? », qui s’adressait à nos amis de gauche pour alerter qu’il y avait une dérive, quelque chose en train de se passer. On s’est battus toute notre vie contre tous les lobbys des multinationales, quelles qu’elles soient, pharmaceutiques aussi. On ne va pas se refuser d’en parler dans un secteur particulier, sous prétexte que ce ne serait pas pareil. C’est pareil. C’est la même histoire. Si tu te bats contre Bayer et Monsanto, tu ne peux pas te dire que tu ne vas rien dire sur Pfizer, parce que ce serait « autre chose ». Et je te dis cela aujourd’hui. Mais pendant la pandémie, je n’ai pas, ni de près ni de loin, prononcé le mot « vaccin ».
Ce n’était pas mon sujet. Mon sujet était de parler de l’art et de la culture, et des libertés. « Danser encore » sort juste après la chanson « Dis leur que l’on s’aime, dis leur que l’on sème », qui est sur la fraternité humaine par delà nos différences. Avec « Toi et moi, ma liberté », ce sont les trois chansons que j’ai écrites dans cette période. Et « Laissez nous travailler » qui a été reprise pendant l’occupation des théâtres. Et j’ai entendu ce que des gens disaient sur nous, juste avant d’écrire « Danser encore », et de prendre position contre le pass sanitaire, parce qu’au moment où il est mis en place, on a une tournée de quarante dates, et fondamentalement j’ai un problème avec ce pass, parce que je ne fais pas de la musique pour qu’on contrôle et trie les gens à l’entrée de mes concerts. D’un coté j’étais triste et dépité, mais pas pour nous. Je faisais partie de ceux qui ne pouvaient pas entrer en boite de nuit quand j’étais gamin, et ça, ça m’a traumatisé à vie. Donc je ne peux pas concevoir de faire de la musique pour qu’on trie les gens à l’entrée de mes concerts. Par contre derrière, il fallait que je l’annonce, et l’annoncer, ça signifiait annuler une tournée. Ça a des conséquences pour tes partenaires et pour plein de gens. J’ai donc mis une quinzaine de jours pour écrire ce post et annoncer ça ; je n’arrivais pas à appuyer sur le bouton ; je n’en dormais pas la nuit. Parce que d’un coté, je savais que je ne le ferais pas, et de l’autre côté je savais que ça allait avoir des incidences. Et, à ce moment là précis, ça ressemblait à un petit suicide artistique. Et on le fait, en fait. Et là il se passe quelque chose de magique pour nous, dans notre vie d’artiste, qui est qu’on reçoit un soutien affectif de gens comme on n’a jamais reçu. Tu parlais de certains copains et camarades de gauche qui n’ont pas compris ce qui se passait. Ce qui se passait, c’est qu’il y a avait une immense majorité de gens qui n’en pouvait plus de cette dérive autoritaire, et qui était d’accord. Tu ne peux pas être complice d’une dérive autoritaire, d’un abus de certains lobbys, de choses que tu as dénoncé toute ta vie. C’est comme s’il y avait une schizophrénie. On a eu des échanges poussés avec des amis de gauches, avec qui on n’était pas forcément d’accord sur tout, et c’est ce que je disais : je ne vais pas être celui que je ne suis pas ; je ne vais pas me taire de ce que je pense. Chacun fait ce qu’il veut, mais c’est juste que j’ai besoin de me regarder dans la glace. Et en disant ça, on a eu des marques d’affection extraordinaires. J’invite tout le mode à aller voir ce que j’ai écrit, jusqu’à la moindre virgule, et je peux en répondre sans aucun problème. Je sais ce que j’ai dit et ce que je n’ai pas dit, et pour moi, certaines personnes sont passées à côté. Et je le dis en toute fraternité, parce que ça m’est arrivé aussi, et ça m’a servit, au début des Gilets Jaunes :au tout début des Gilets Jaunes, quand je vois ce truc arriver, je suis réfractaire, et même presque véhéments, car je craignais qu’ils utilisent nos chansons. Je ne comprends pas tout de suite ce qui se passe ; je passe à côté. Et des amis militants que je connaissais de longue date et qui étaient dedans m’ont expliqué que là, je me gourais. J’ai mis un moment, mais j’ai fait mon mea culpa. J’ai eu peur, parce que quand il y a du mouvement, des choses nouvelles, des choses qui te secouent, tu es désarçonné. Je pense avoir retenu cette leçon là, et ne plus vouloir écouter les gens qui vont dire quoi en penser. Je vais poser les choses devant moi et réfléchir par moi-même, avec quoi je suis à l’aise, et avec quoi je suis mal à l’aise.
– On se souvient de tes prises de position au moment de la vague d’attentats de 2015, où l’ambiance du moment était à la psychose et au repli dans un état d’urgence sécuritaire et ses mesures d’exception. Les voix qui, comme la tienne, appelaient, au contraire, à refuser la peur, et entretenir l’échange, la rencontre, le dialogue avec les autres, la confiance, les festivités et la célébration de la vie, furent aussi qualifiées d’irresponsables. Difficile de ne pas établir de parallèle à quelques années de distance. S’agit-il pour toi, qu’on a pu, dans les deux situations, taxer de tenir une posture de déni du danger, simplement de rester cohérent avec le droit à la défiance et à l’esprit critique de citoyen autonome que tu revendiques ?
– Il n’y avait pas un déni de quoi que ce soit. Après je n’ai pas la prétention d’avoir raison ou tort ; j’ai la prétention d’avoir été sincère. Et je sais qui je suis, pour le meilleur, et pour le pire. C’est aussi notre nature ; nous sommes des artistes. Et dès qu’on nous dit ce qu’on doit faire, on n’accepte pas. Si on me dit que je suis obligé de faire comme ça, il faut que je comprenne pourquoi. On ne peut pas se dire libertaire et accepter l’ordre qui tombe tout droit comme ça, en nous disant qu’on ne peut pas faire autrement. Je ne dis pas que j’ai été raisonnable tout le temps, hyper-responsable tout le temps. Je pense pouvoir dire que j’ai fait au mieux avec ce que je suis, et dans ce que je suis, il y a ce besoin de liberté, et ce quelque chose de viscéral, quand on commence à m’enfermer quelque part. Avec le recul, je pense qu’on était dans le juste, mais on aurait pu se gourer. Il y avait tellement de tensions exacerbées. Mais je pense que dans ces épreuves là, il faut garder en tête de se demander si on peut avoir le droit de continuer à remettre les choses en causes, surtout des tels gouvernements, qu’on connaît en plus. Ce président, d’une, je le connais, de deux, des conneries, il en a faites et dites. Donc j’ai le droit de prendre un peu de recul quand même, et de trier. C’est tout. C’est juste le droit d’être comme on a toujours été, même en temps d’urgence. Là c’était le virus, mais on a eu en 2015 les attentats, en effet, et je fais le parallèle. On a connu cette histoire là. Le treize novembre 2015, on jouait en Seine Saint Denis, et notre concert du lendemain a été annulé. Le quatorze novembre, on appelle avec des amis à se recueillir place de la République, parce qu’on voyait bien que d’un côté, on avait les terroristes qui sèment la mort, et de l’autre côté les xénophobes de tous poils qui nous disaient : « Vous avez vu ? On vous avez bien dit. Ces gens là, etc… ». Je dis souvent que les terroristes et les xénophobes sont les deux faces d’une même pièce : quand l’un prospère, l’autre progresse. La seule voie qui est la notre est de dire qu’on n’est ni l’un, ni l’autre. Et on est l’immense majorité : des gens qui sont heureux de vivre ensemble, de s’aimer, de se respecter. Du coup on avait appelé à se réunir place de la République, et on s’est fait insulter, traiter d’irresponsables, parce que la police avait d’autres choses à faire que de veiller à notre sécurité, parce que c’était l’état d’urgence. Et cet état d’urgence, on n’allait pas en sortir. Ça allait se normaliser. Jusqu’à quinze ans de Vigipirate, et, j’exagère sur le nombre d’années, mais c’est la même logique.
Personne n’a choisit l’épreuve, mais il y a des gens qui s’adaptent vite pour toujours aller vers le moins disant en termes de libertés. Et ça peut aller très vite et souvent ce sont des allers sans retour. Ce sont des questions très basiques et rationnelles qu’on pose : est-ce que déjà c’est nécessaire ? Et est-ce que, si on accepte, on va pouvoir revenir en arrière ? Et quand on me dit que l’art et la culture sont non-essentiels, je vois bien que c’est idéologique ; tout le monde le voit. Donc parce qu’un président l’a décidé en petit commité, son premier ministre ou son porte-parole te dit que désormais on va fermer les bibliothèques, les librairies, les musées, mais on va laisser ouvert tout le reste, tu vois bien qu’y a un problème, que, derrière, il y a un choix de société idéologique, et un basculement dans une société ultra-autoritaire. C’est même arrivé une fois, lorsque je discutais avec une personne pourtant engagée, qu’elle me dise en parlant de la Chine et d’autres sociétés ultra-autoritaires : « oui, mais eux, ils y arrivent ». Il y a eu des gens qui pensaient ça, ou pensaient, sans être aussi extrêmes, qu’il fallait aller vers ça, vers une société de contrôle. On entendait aussi que « Tu sais, les Français sont cons, indisciplinés, etc… » . Mais que nos dirigeants sont responsables et intelligents. Et c’est rentré dans la tête des gens. C’est fou de si peu croire en nous, en tant que citoyens, en notre intelligence collective, et de tellement croire en l’intelligence supérieure de nos dirigeants. Il y avait tout ça et rien que ça. Ceci dit on a traversé ça de manière très sereine, même si de temps en temps, parce que l’époque est comme ça, on lisait des choses sur les réseaux sociaux, et j’ai reçu des menaces.
– Des menaces ?
– Bien sûr, après des manifestations autorisées, qu’on avait filmées. Et devant la diffusion des vidéos, les gens prenaient peur, parce que c’était des rassemblements de foules. Mais on avait rien fait d’illégal ; juste exercé notre droit de manifester. Au moins une fois, on a reçu quelque chose qui était très violent. Aujourd’hui encore quand la RTBF, ou France Culture, diffuse nos musiques, ces radios reçoivent des messages indignés de gens qui leur reprochent de passer la musique du groupe. C’est le monde dans lequel on vit : c’est un monde malhonnête, malveillant, où des gens peuvent dire des saloperies qui ne reposent sur rien. Aujourd’hui, t’as quand même un chroniqueur télé qui s’est présenté à l’élection présidentielle, et Eric Zemmour, c’est le roi et l’apologie de cela : déverser n’importe quelle saloperie, dire n’importe quelle connerie, qui n’est pas vérifiée, et va infuser pendant dix ans, répétée matins, midis, et soirs, dans le Figaro, sur RTL, Cnews, que des millions de gens lisent, écoutent, regardent, et faire basculer la société vers quelque chose qu’on n’aime pas. On se bat contre ça, et donc des gens font en sorte qu’on reste invisibles, qu’on ne puisse plus nous voir et nous écouter. Quand j’ai commencé la musique, on était invités sur France Inter, France Culture. Aujourd’hui ce n’est plus du tout le cas, et même quand un journaliste diffuse nos chansons, le responsable d’antenne reçoit des messages de protestation, et si la personne ne te connaît pas, elle va prendre pour argent comptant ce qu’un auditeur anonyme raconte de toi. La chance qu’on a, c’est qu’aujourd’hui, on draine beaucoup de public, on touche beaucoup de gens, on connaît encore pas mal de passages dans les médias alternatifs et la presse régionale, les gens peuvent facilement nous suivre sur les réseaux. On a cette chance là d’être déjà passés entre les gouttes, et d’avoir des endroits où on peut s’exprimer et dire ce qu’on pense. Mais pour moi, on vit dans une époque de tartuferie géante, où on colle des étiquettes aux uns et aux autres, on essaye de discréditer les uns et les autres, quand ils vont à l’encontre du discours dominant de l’air du temps. On le voit même en politique : dès qu’un responsable politique va être à contre-courant du discours dominant, notamment sur les violences policières, on va dire que ça y est, il est sorti de l’arc républicain : horreur, malheur, infamie… Il n’est juste pas d’accord. N’a-t-on plus le droit de ne pas être d’accord ? C’est à dire qu’on doit tous suivre le même mouvement, et ce même glissement vers une société autoritaire, monocorde, monochrome, où tout le monde doit penser la même chose et on doit tous être Macron-compatibles.
– Tu évoquais à l’instant cette folie de si peu croire en notre intelligence citoyenne et collective qu’on préfère se plier aux ordres d’une autorité politique, qui entraîne des gens, y compris dans les milieux de contre-pouvoir contestatires, à regarder des sociétés ultra-autoritaires comme plus efficaces à solutionner les problèmes que les démocraties. C’est malheureusement un argument constant qu’on retrouve, quelle que soit la taille d’une association d’individus, du plus petit groupe militant à la nation constituée en état : la confiscation du pouvoir par une personne ou une poignée de personnes est cautionnée par une majorité, prête à renoncer à un fonctionnement réellement démocratique, toujours au nom de l’efficacité des chefs. Et quand on a vu et vécu ce processus de renoncement à un fonctionnement démocratique à l’œuvre, déjà dans le milieu associatif et militant de gauche, par exemple lors des occupations de théâtres et des luttes d’intermittents, comment se sentir cohérents -et donc crédibles- à exiger plus de démocratie réelle effective à l’échelle d’une nation, alors qu’au sein même de nos petites associations ou coordinations locales, on y renonce de soi-même, au nom de l’efficacité de celles et ceux qui « gèrent » les tâches ?
– L’efficacité et l’urgence. Il y a des mots qui me lancent une alerte intérieure mentale. Quand on nous dit : « on n’a pas le temps ». Alors, parce qu’on n’a pas le temps, on va faire comme ça, parce que ça va plus vite. A partir de là, on commence à renier qui on est, à renier le premier de nos idéaux, qui est d’avoir un fonctionnement démocratique. C’est la logique de l’état d’urgence. Quand une épreuve nous tombe sur la tête, que ce soit une épidémie, un attentat, une guerre, c’est un fait que personne n’a choisit. Mais il y a des gens qui s’en accommodent très vite pour faire des avancées idéologiques sur lesquelles il n’y aura pas de retour en arrière. Parce que c’est réussir à se mettre de l’eau dans son vin jusqu’à ce qu’il n’y ai plus de vin. On prône l’efficacité, l’efficacité l’efficacité, pour pouvoir gagner. Mais on ne gagne jamais. Il faut qu’on discute de ce que veut dire « gagner ». Moi, je veux surtout rester fidèle à moi-même, et pour moi, la première des défaites, c’est le jour où je ne suis plus fidèle à moi-même : j’aurais déjà perdu. C’est ma façon de voir. Peut-être qu’en restant fidèle à moi-même, ce sera plus compliqué, plus laborieux, peut-être voué à l’échec, peut-être que je me mets des bâtons dans les roues. Mais ma victoire sera de pouvoir juste me regarder dans la glace, et me dire « Bon, c’est moi, avec mes qualités et mes défauts, je ne suis pas parfait, on est tous pareils, mais c’est bien moi ». Et quand on est militants, on est tous pareils : on défend des causes, des convictions, et les convictions, on y est attachés, il y a quelque chose d’affectif et de viscéral. Peut-être qu’on a raison pour une grande part ; peut-être qu’on a un peu tort. On n’en sait rien. Mais si on commence à abandonner nos convictions juste dans l’éventualité de pouvoir peut-être gagner dans dix ou quinze ans, t’es mort. D’une certaine manière, notre petite histoire, notre cheminement artistique, en est la preuve : au tout début, on s’est fait connaître, on avait des contacts, on avait même signé des contrats, mais ça ne collait pas avec nos chansons et notre univers, donc très vite on a choisit l’autonomie, et monté notre association pour l’autoproduction, et très vite on a été moins invités en télé et radios, et ça a été très difficile quelques temps. Après « Rallumeurs d’étoiles » et « L’empire de papier », j’ai eu l’impression qu’on avait un peu touché le plafond de verre, et qu’en étant sur ce mode artisanal, on se fatigue, que le public peut suivre un moment, mais pas toujours, et qu’on descendait tout doucement. J’étais dans cet état d’esprit de me dire qu’on avait fait ce qu’on avait à faire, et on avait déjà fait des chouettes trucs. Je pouvais l’accepter sans problème. Et puis après il y a eu cette histoire avec « Danser encore » et sa résonance dans le public, qui fait qu’aujourd’hui j’ai un pied ailleurs, en dehors du cercle militant, un côté artiste populaire alternatif.
-Qui fédère hors du champs politique stricte de ses opinions ?
– Tout à fait. Je touche d’autres publics. Pour le coup c’est une réalité et j’en suis fier. Alors on a toujours été clairs sur le socle de valeurs minimales, et on l’a dit tout de suite pendant la période de « Danser encore » : si tu veux venir pour qu’on partage des choses, il faut être au moins déjà sur, on va dire, de grandes valeurs universelles d’Humanisme, à l’encontre de toute forme de racisme ou de xénophobie, pour la fraternité humaine par delà les frontières. A partir de là, il y a des gens qui viennent à nos concerts et ne vont pas être d’accord avec la moitié du quart de ce que je dis, avec ma façon de voir politiquement, et je suis heureux de ça, parce que ça créé des choses improbables, des différences, tout en étant d’accord sur un socle minimal. Donc c’est safe, d’une certaine manière. Beaucoup de gens viennent nous voir aujourd’hui qui se foutent du côté militant-partisan, et ne s’intéressent qu’à l’artiste, et c’est ce que je suis : je suis un saltimbanque. Comme je le disais tout à l’heure, je ne veux pas trier les gens à l’entrée de mes concerts, et ça me plaît de dire que tout le monde est bienvenu.
– Est-ce ce que tu as trouvé aussi dans le Reggae, qui teinte beaucoup de tes compositions, d’être, à l’instar du Blues, outre une musique porteuse de combats politiques et sociaux et de revendications émancipatrices, une musique populaire du quotidien, accessible à tous ?
– Je pense qu’il y a un mélange de plein de choses dans ma musique, même si on sent qu’y a un fond de Reggae, qui va être, à certains moments, plus prégnants qu’à d’autres. Mais quand tu parles de Blues, ça me parle. La Chanson française, la tradition des Protest Songs de la Folk, ça me parle. J’aime quand un air me parle, qu’il soit de musiques actuelles ou traditionnelles, et j’aime l’idée de ne pas dépendre d’une case, d’une étiquette, de fabriquer des sons à nous d’ici et d’aujourd’hui, avec des influences multiples. Je suis un gamin qui a grandit avec Bob Marley dans les oreilles, parce que c’est ce que mes frangins et frangines écoutaient ; c’est une musique qui se prête bien au chaloupé-dansé, avec un côté presque cool, et qui permet, dans l’écriture, la mesure des pieds et des vers, de balancer des choses. J’ai trouvé mon équilibre artistique autour de cette forme là, qui me permet de construire des phrases telles que je les pense et de les poser sur un rythme dansant. Et c’est une musique populaire, et je pense que c’est le mot qui reste. Je me suis fait connaître avec un groupe qui s’appelait Ministère des Affaires Populaires, et pour moi c’est toujours les boussoles, dont je parlais tout à l’heure : suis-je toujours fidèle au jeune rappeur de dix huit ans qui commence, au gars qui était un des deux MC du MAP ? Évidemment la forme bouge et évolue, mais j’aime l’idée que sur le fond, je suis toujours pareil. Honnêtement le jour où je ressentirais -parce qu’il y a des fois où on peut se sentir un peu fatigué, être un peu las ou se dire : « à quoi bon ? »- que cela s’installe en moi, j’arrêterais. Notre métier, notre rôle, notre mission presque, d’artistes, c’est de travailler sur l’espoir, c’est « get up, stand up ! », c’est de se donner envie à soi-même, et en même temps, quand on se le chante pour soi, on le chante pour les autres, et ça motive aussi les autres. Et quand t’arrives à faire qu’il y ait de la motivation, là où il y aurait pu avoir de la résignation, peut-être que demain, ça fera une victoire de plus. La musique sert aussi entre autres à ça ; ce n’est pas juste une bande-son d’une époque. Ça créé des motivations, des dynamiques.
– Tu as une aura de chanteur lumineux toujours positif et dynamique justement, qui transmet de l’énergie en permanence. Mais HK connaît-il des moments désespoirs ?
– Les gens me demandent comment on fait pour être toujours optimistes comme ça. Il y a des jours où on fait comme tout le monde, on est comme tout le monde. Y a des jours où on se dit que ça fait chier, et puis les soirs, on va être là, à sauter partout, pour se motiver nous-mêmes avant de motiver les autres. Et on sait que l’histoire est faite de ça. Ça fait quinze ans qu’on dit « on lâche rien », et on voit bien qu’on vit une époque où on se fait attaquer de partout socialement ; il y a eu beaucoup de défaites. On le sait, à très court terme. Mais ça veut dire quoi ? On va leur dire : « ok, on lâche tout, servez-vous ! » ? Je pense qu’on fait partie de cette génération qui n’est peut-être pas la génération d’un grand soir, mais qui est là pour essayer d’entretenir la petite flamme, parce que tout est fait pour qu’elle s’éteigne. A partir du moment où le résignation va s’installer de façon générale, où il n’y aura plus de petites voix pour dire « non, non, non, on ne va pas lâcher », ça va être la porte ouverte. Ils vont se servir et ce sera un aller sans retour.
– C’est à peu près ce que les Massilia Sound System nous disaient hier soir concernant la résignation du « Sale caractère » (titre de leur chanson) de râleurs jamais d’accord qu’on reproche aux « gaulois réfractaires » : n’est-ce pas simplement l’expression de la non-acceptation de ce qu’on nous impose comme des fatalités ?
– Il n’y a pas de hasard, alors ! Si les Tontons disaient ça, c’est cool. Mais avec le président, on est allés très, très, loin quand même ; et le problème, c’est qu’on s’habitude : on s’habitue aux violences policières, à croire qu’il y a un régime d’exception parfois ; c’est à dire qu’il y a la loi pour tout le monde, et puis il y a les immunités parlementaires, les immunités politiques, et les immunités policières maintenant. Il y a tellement de choses qui vont tellement loin. Il y a quelque chose qui est assez déstabilisant avec cette période. Même sous Sarkozy, quand on était dans ce rôle d’opposition, il y avait des règles tacites : quand tu as un mouvement d’opposition de masse, il y a une règle tacite du discours, en tant que responsable politique, qui fait que tu es dans l’obligation d’entendre, ou, tout au moins, de faire semblant d’entendre, parce que c’est comme ça que notre société marche. Là, on sent une forme de jusquauboutisme du pouvoir, et beaucoup de gens ne se rendent pas compte de la dangerosité de la chose, parce qu’à moment donné, tu n’as plus aucun espace de discussion, de dialogue, et même de confrontation démocratique. Parce que quand on descend par millions dans la rue, c’est une confrontation, et ça fait partie du fonctionnement d’une société démocratique : quand tous les signaux montrent que là, ça ne passe pas, car les gens se mobilisent massivement, et tu n’en tiens pas compte, tu insultes la société dans son Histoire, dans son ADN, dans son essence. Cette colère qui est montée pendant les émeutes récentes est froide chez tellement de gens, et on est face à pouvoir qui a bouclé toute forme d’issue d’opposition démocratique et qui ferme tout, et tu te demandes s’il le fait exprès, si c’est un pyromane. Donc on va continuer à essayer de faire en sorte que ça ne parte pas en vrille, mais fatalement tu vois des choses arriver. Et ce n’est pas quelque chose que je souhaite, car quand ça part en vrille, tu ne sais jamais comment ça va finir, mais que je crains inévitable.
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Miren Funke
Photos : Carolyn Caro (1 et 5), Miren