Entretien avec Julie Lagarrigue pour la sortie du double album « Rendu les Armes » / « Jules chante Nicolas Jules »

13 Fév

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Si ce septième album de Julie Lagarrigue arrive double, c’est que l’artiste s’est enfin offert le plaisir de répondre à l’appel d’un désir qu’elle mûrissait de longue date : consacrer un enregistrement à interpréter des chansons de Nicolas Jules. C’est chose faite, avec la sortie imminente de « Rendu les armes » qui propose donc l’album de Julie Lagarrigue sur un premier disque, et treize reprises de son choix de morceaux de Nicolas Jules sur un second. Et, pour contredire un titre de l’album, ça coule presque de source, tant le parcours de la chanteuse a été inspiré, conforté, encouragé par le propre cheminement du poète lunaire, et les deux artistes ont tissé des liens au gré des rencontres, des partages de scènes et d’une commune philosophie de leur métier, et se sont même écrit l’un pour l’autre (« Telle ou telle », « Le garçon »). De source rocheuse sur faille ardoisière, pourrait-on oser, puisque « Rendu les armes », mis en miroir avec « Julie chante Nicolas Jules », se retrouve éclairé d’une stratification de reflets que réfracte l’insertion d’une artiste dans le monde d’un autre, et exprime une atmosphère minérale, en contraste avec deux les précédents albums, « Amours sorcières » à l’âme arborisée et florale, et « La mue du serpent blanc » aux chaleurs épicées par des musicalités exotiques et des rythmiques de Musiques du monde. Choix instrumentaux sobres, mais osés, et initiatives sonores insolites donnent à « Rendu les armes » l’intensité d’un album recentré sur l’univers personnel de Julie Lagarrigue, emprunt d’une authenticité toujours tarabustée du goût du différent, un soupçon d’inquiétant infusant avec sinuosité dans la profondeur des sentiments, univers qui ne se promène pas, comme avec « La mue du serpent blanc » à la rencontre d’autres galaxies, mais nous promène à l’intérieur de lui-même, dans les rêves de l’artiste, vers ses amours (« Rendu les armes », « Dis, c’est quand ? », « Quand je mords comme ça »), aux abords obscurs de ses douleurs et terreurs aussi (« La mer noire », « Peut-être là »), à travers ces impudeurs émotionnelles qu’on écrit et chante, lorsqu’on ne peut les dire sans poésie (« J’mentirais »). Nulle crainte cependant que « Rendu les armes » augure un repli sur le classicisme musical et la chanson triste, car quelques dansent entraînantes rythmes leurs pas sur ses espaces (« Ça ne coule pas de source », « Igor et Blaise »), avant que le disque s’ambiance d’une interprétation carnavalesque de la chanson « La plume » de Régis Wattripont.

Du disque de reprises des chansons « Julie chante Nicolas Jules », une seule chose me paraît opportune à dire, tant il me semble préférable de laisser aux auditeurs la liberté qui leur fera entendre selon leur propre perception l’autre voie que leur donne une autre voix : la magie d’une interprétation, c’est chanter une même chanson en lui faisant, au moins partiellement, raconter une autre histoire. Et de la magie sur ce disque, il y en a.

La tournée de dates de cet album qui s’annonce proposera un spectacle que l’artiste a souhaité jouer accompagnée, et dont voici les dates, avant le concert de sortie d’album le 10 mars au Rocher de Palmer à Cenon (Gironde). Et c’est pour en parler que Julie Lagarrigue nous a accordé un entretien.

15 FEVRIER, RENDU LES ARMES, trio POITIERS (86)

22 FEVRIER, RENDU LES ARMES trio, GIF SUR YVETTE (91) Complet

23 FEVRIER, RENDU LES ARMES trio, CHOLET (49) Jardin de verre 

24 FEVRIER , LA POWÊSIE JULES ET MOI, Le petit Ivry Cabaret , IVRY (94) solo

Julie3– Julie, bonjour et merci de cet entretien. Tu as choisi de proposer un album double, et on en reparlera, puisqu’il se compose de deux disques, dont l’un contient des nouvelles chansons de ton répertoire, et l’autre des reprises de chansons de Nicolas Jules. D’entrée la première impression globale qu’on en a est qu’il est plus recentré musicalement sur la Chanson française, mais néanmoins inventive, que ton précédent album « La mue du serpent blanc » qui ouvrait tes chansons à des rythmes dansants, chaloupés, et des orchestrations exotiques. Correspond-il a une envie de revenir à une identité sonore plus sobre et moins dépaysante peut-être ?

– Chaque fois que je commence une aventure, on fait : un album, une équipe. Donc les musiciens étaient prévenus que l’album suivant se ferait avec d’autres ; ils ont été un peu déçus, parce que ça se passait très bien. Mais ils savaient. Pour des tas de raisons et surtout pour des raisons artistiques, je pensais que le prochain album se ferait avec d’autres. Et, en fait, sur cet album, j’ai tout fait toute seule : guitares, percussions, claviers. Et j’ai rajouté en invité un duduk, Edouard Lhoumeau, percussions de Franck Leymeregie, et toujours le saxophone de mon ami Marc Mouches. Contrairement au précédent album qui était plus Musiques du Monde et arrangé, je voulais celui-ci plus « roc », R.O.C. Mais je ne pouvais donc pas prendre Franck pour le mettre en scène, qui est un super percussionniste de Musiques du Monde, mais j’entendais plutôt des batteries, quelque chose de plus « crunchy ». Et il n’y avait pas de saxophone à faire jouer à François-Marie. J’ai fait un an de formation d’improvisation vocale avec Jean-Yves Pénafiel, qui m’a accompagnée à travailler beaucoup en individuel, comment j’interprète, sur les chansons de Nicolas Jules notamment, comment j’y suis, comment j’investis le chant, de quoi cela parle, pourquoi j’ai choisit de reprendre telle ou telle chanson, et j’ai choisit au final de prendre Thomas Labadens et une chanteuse avec moi. J’ai bossé le piano comme une dingue pendant des mois, pour ne plus avoir à m’en occuper et pouvoir m’investir dans le chant. Il m’est apparu clair qu’une de ces filles, Amrit Douqué, devait y chanter. Ça allait être le soleil, et moi, je serais la nuit. Effectivement elle va me faire de l’ombre ; et ça me met un gros challenge. On dirait qu’elle vient d’une autre planète ; elle a le coeur sur la main et est hyper ancrée. Elle sort d’une école de mimes. Je lui ai proposé de m’accompagner, mais que avec sa voix et son corps. Et c’est Jean-Yves qui fait la mise en scène du spectacle. Donc là ce sera vraiment un spectacle. Il y a autant à voir qu’à entendre chez elle, et elle ne joue pas comme une choriste qui reprend les mots en faisant des gestes, mais joue avec son corps et sa voix. C’est une recherche contemporaine vraiment de comment arranger un morceaux, avec une voix, très différente de la mienne, et un batteur. On a fait une sortie de résidence à Aubusson, et au bout du quatrième ou cinquième morceau, je me suis rendue compte que le public ne regardait qu’Amrit. On ne voit qu’elle ! C’est un peu un concert « cinéma muet » : elle fait l’image et moi le son. Elle a ce côté de la novice candide qui découvre tout, et chez les novices, il y a quelque chose de joyeux : ils essayent, il gagnent. Ce sont toujours des gagnants, parce qu’il n’y a pas trop d’enjeux derrière. On a travaillé aussi pour le spectacle solo, « La powésie, Jules et moi », et intensément, car cela me change mes repères de jouer un spectacle entier assise au piano.

– Alors ce spectacle, quel est-il ?

Je mélange des chansons de Nicolas et des miennes Au début je me suis dis que j’allais raconter notre rencontre, pourquoi j’ai fait ça, qui a écrit quel morceaux, etc. Mais finalement pas du tout. Je joue, très profond, très poétique, et j’assume de chanter des chansons sans meubler l’espace d’anecdotes ou de petites conneries à raconter qui font rire. J’assume de ne pas être là pour faire rire. Bon, après, je pense que je suis toujours rigolote, mais oui. On va jouer ce spectacle en Avignon. J’ai gardé quelques chansons de l’ancien répertoire, comme « La mer est immense ». J’ai mis côte à cote des chansons de Nicolas et des miennes, regroupées par thème. On a beaucoup de chansons sur les lettres par exemple. Sur les rencontres épistolaires. La mer. Je crois que bientôt je pourrais faire un album rien qu’autour du thème de la mer !

– Effectivement, sur ce dernier album, on trouve « La mer noire » dont le titre évoque immédiatement « La mer est immense », sans pourtant parler de la même chose, ni même contenir la même atmosphère. Que signifie-t-elle ?

– Cette chanson, j’ai failli l’enlever, tellement je ne pouvais pas l’écouter au mix, parce que c’est glauque. C’est sombre. Je l’ai écrite pour me faire du bien ; au lieu d’écrire un message désespéré, j’ai écrit une chanson. Je l’ai enregistrée « one shot », sans la reprendre. Et donc j’ai failli la laisser, mais en fait, en spectacle, elle va être très belle. Quand je l’ai écrite, j’étais plombée, mais le fait de l’écrire m’a fait sortir la tête de l’eau. Et maintenant lorsque je la rechante, je ne suis plus plombée.

Julie5– Qui a écrit « La plume », dont ce fut une surprise pour moi de découvrir que tu n’en étais pas l’auteur, tellement elle te ressemble et sied à ton répertoire ?

– Régis Wattripont, un copain, instituteur, qui est chanteur dans Les Vieilles Poules, un groupe de Bordeaux. Ça fait deux fois que je chante à cause de lui quand même : sur « La mue du serpent blanc », il m’avait dit un jour qu’il faudrait écrire une chanson qui dit : « Faut qu’on se garde ». Et je suis partie de ce titre, et j’ai écrit la chanson « Faut qu’on s’garde », que je lui ai envoyée. Je lui ai proposée, mais il ne l’a pas prise, et je l’ai donc gardée pour mon album. Et là, il m’a envoyé cette chanson, « La plume », dont il avait écrit la musique et le texte, au moment de la guerre en Ukraine, et je l’ai trouvée superbe. Elle parlait du mec désespéré qui n’a plus espoir en l’homme, mais finalement il y a de l’espoir. Pour l’encourager, je l’ai enregistrée, et je crois d’ailleurs qu’il la chante aujourd’hui, mais je lui ai demandé l’autorisation de la garder et d’y faire mes arrangements personnels. Je crois que ses arrangements à lui sont très différents. Je n’ai écrit ni la musique, ni le texte, mais effectivement je l’ai gardée, parce que peut-être j’aurais pu l’écrire. On la joue pour le rappel, parce que j’avais envie que ce soit « roc » et cirque aussi, populaire, mais dans le vrai sens du terme, et mes arrangements un peu cirque lui donnent un côté « tous ensemble », qui, je trouve, rassemble.

– L’effet sonore sur la chanson « Ça ne coule pas de source » choque un peu, ou dénote plutôt, par rapport au son général de l’album ; il impose une distance étrange. Que voulais-tu exprimer par ce choix ?

Il y a une réverbe un peu particulière. Je la chante en deux versions différentes, en spectacle solo et en trio. C’est une des seules chansons que je chante à la guitare. « On aurait nulle part où aller, je reste seule sur mon rocher », dit la chanson, et il y a ce côté abandonnée et esseulée. Y a une idée de solitude totale, et presque du dépit de se sentir abandonnée. Et en même temps, le refrain sentait le tube. Donc sur le disque on l’a faite un peu en version tube, mais on a mis cette réverbe pour donner ce côté un peu lointain et abandonné. Je voyais une femme, seule, au fin fond du farwest ou de la pampa, en train d’étendre son linge, qui aurait rêvé devenir chanteuse, et qui de temps en temps va au saloon pour chanter, et qui est en fait une chanteuse extraordinaire, mais qui ne deviendra jamais chanteuse, car elle est loin. J’ai pensé à une mise en scène de cowboy, assez délirante, et le metteur en scène a dit qu’on ne pouvait pas faire ça, car on n’entendrait plus du tout la dramaturgie de la chanson. Mais je me suis battue pour garder aussi cette ambiance très gaie. Donc ce sont vraiment des versions différentes d’une même chanson, qui, effectivement à la base, part d’un sentiment de solitude et de désespoir. C’est en fait Nicolas qui avait suggéré l’idée de la réverbe. Je ne regrette pas. C’est marrant, car sur chacun de mes albums, il y a ça : une chanson qui connaît deux versions. Ce n’est pas une manière de faire un non choix. C’est aussi pour montrer qu’une chanson, suivant comme on l’interprète, ne veut presque pas dire la même chose. C’est un peu aussi ce que je fais avec les chansons de Nicolas. Et la chanson de Régis, « La plume », lui ne la chante pas du tout pareil non plus. Mais pour ce qui est mix, il faut savoir que j’ai fait beaucoup de pistes ici chez moi, envoyées à Patrick, qui, lui, faisait les mix chez lui, et me les renvoyait ; et donc les choix, c’est souvent du compromis, en fait, et de la confiance aussi dans l’autre.

– Dans la chanson « J’mentirais », une phrase parlera probablement à tous ceux qui trouvent dans la création un moyen de transcender : « écrire encore pour se sauver ». Pour toi, qui es aussi art-thérapeute, est-ce la principale vertu de l’expression : sauver ?

– Je crois que c’est Anne Sylvestre qui disait cela. C’est une belle histoire, car je l’ai écrite et enregistrée très rapidement, et j’ai envoyé les pistes à l’ingénieur du son qui les a mixé et me les a renvoyées. Et quand j’ai écouté, j’étais à la gare, et j’entends un train qui arrive en grinçant, dans ma chanson. Je me suis dit que c’était génial, car c’était ça qui manquait à la chanson ! Donc j’enregistre le train suivant et l’envoie à Patrick en lui demandant de le rajouter absolument dans le mix. Quand je reçois le mix, ça n’allait pas du tout, car il avait nettoyé l’enregistrement, et enlevé tous les sons sales qui faisaient mal aux oreilles, et gardé en fait tout ce que je ne voulais pas. Il l’a refait, et m’a envoyé un très beau mail disant que des fois il ne comprenait vraiment pas où je voulais en venir, mais qu’il me suivait et était très content qu’on travaille ensemble, parce qu’il se rendait compte au final que ça l’amenait sur des chemins qu’il n’aurait peut-être pas empruntés. Et j’étais quand même toujours inquiète de savoir comment cette chanson allait parler aux gens. Pour moi, de loin, elle paraît très floue. Souvent on se dit que pour qu’une chanson parle aux autres, il faut qu’elle soit très près de quelque chose d’intime et en même temps très universel.

Julie2– Ne faut-il pas précisément être floue pour cela ?

– Je crois que c’est un art. Il faut trouver cet entre-deux, à la fois très près de soi et très universel. Je crois que c’est ce qui touche les gens. Celle-là est très près de moi ; je n’ai pas tant travaillé à la rendre universelle. Et en même temps je crois qu’elle fait partie de ces chansons que je comprends après coup. J’en ai écrit quelques unes comme ça. Tu vois quand j’ai écrit « Le beau de la foret », je parle d’une vraie histoire qu’on m’a racontée, celle d’un garçon amoureux resté silencieux durant des décennies sur l’amour qu’il avait pour une amie. Et, plus tard, je me suis rendu compte qu’un autre ami qui aime beaucoup cette chanson a lui-même une histoire avec son père qu’il n’a pas vu depuis trente ans. Et en relisant le texte à la lumière de cette autre histoire, je comprends que les mots collent tout à fait à son histoire aussi. En fait le texte marche aussi dans d’autres contextes que l’amoureux, qui peuvent être aussi parlants. « Ma douce » aussi est hyper universelle. Et donc, « Je mentirais » doit avoir aussi, je pense, un côté universel, mais je me demande ce que les gens vont en comprendre. Il y a une urgence à dire « Je mentirais, si je ne te le disais pas », qui est l’urgence du comment ne pas dire une vérité, tellement je vais le vomir, tellement je le transpire. Mais souvent il ne faut pas dire son histoire personnelle, car les gens peuvent se projeter dans leur histoire, et tu n’es pas maître de ce qu’ils inventent. Alors que si tu leur dis de quoi tu parles avec ta chanson, ils risquent de ne pas y voir autre chose. C’est comme quand j’ai écrit « Si tu la voyais » : je l’ai écrite pour une personne en particulier, mais ma mère a cru que je l’avais écrite pour elle, et en fait, elle est écrite pour toutes les personnes qui se sont senties visées ou concernées, et quand je rechante la chanson, je ne pense pas forcément à la personne pour qui je l’ai écrite, mais peut-être à plein de personnes différentes.

– N’y a-t-il pas aussi une résonance avec les chanson «Telle ou telle » qui dit « si je suis telle que je crois » et soulève cette thématique de l’authenticité, la vérité envers soi-même, qui était déjà évoquée dans une précédente chanson « Je parle comme je pense » ?

– Tu sais que ce n’est pas moi qui écrit « Telle ou telle », mais Nicolas. J’en ai composé la musique. Mais je pense qu’il y a effectivement quelque chose. C’est peut-être la chanson avec laquelle j’ai le plus de recul, car ce n’est pas moi qui l’ai écrite. J’ai passé dix ans à demander à Nicolas Jules de m’écrire une chanson ; il m’a toujours dit « non ». Et quand j’ai arrêté d’attendre, un jour, j’ai reçu ce texte. Je ne sais combien de temps il a mis pour l’écrire, mais, moi, j’ai mis deux minutes trente pour la mettre en musique. C’est complètement dingue, car je n’écris jamais séparément la musique et le texte. Mais là, c’était comme si je l’avais écrite, cette chanson. Pour moi c’était un bijou. Quand je l’ai lu, je me suis dit que c’était incroyable, parce qu’il l’avait certainement écrite pour lui, et elle parlait certainement de lui, mais je peux la chanter en parlant de moi sans aucun problème. Et ça a fusionné direct, ma musique et ce texte. Je pense que c’est un espèce de condensé de notre relation : « Entre, et tu sauras si je suis telle que je crois ou telle que tu m’inventes ». Longtemps je lui ai écrit en lui disant que j’étais en admiration, que s’il n’était pas là, je ne serais pas là non plus, parce que c’est vrai : le fait qu’il fasse ce qu’il fait, comme il le fait, m’a toujours montré que ça peut exister, qu’on peut le faire et tenir bon. On est toujours le phare de quelqu’un, mais ça encourage. Il a toujours été là ; il m’a toujours répondu, envoyé des choses. L’autre jour je suis allée voir Lolita Delmonteil, qui m’a dit que ça faisait un bien fou de se sentir des sœurs et des frères dans ce métier, parce que c’est un métier quand même où on est très seul quand on créé. Et contrairement à beaucoup, Nicolas est dans la réalité. Alors le jour où il m’a envoyé ce morceau, cette chanson que je peux chanter pour moi, j’en ai été très touchée. Je la chante directement, et je ne passe pas cette note très fragile, que je décide de garder quand même. C’est la première de l’album que j’ai envoyé à Patrick, qui fut un peu choqué par une ressemblance vocale avec Jane Birkin, et j’ai du le rassurer que ce serait la seule de l’album, et que ça passerait. Elle parle de cette relation qui peut exister avec tout le monde, mais de l’ordre d’une relation à l’idole, du fait qu’on se fait toujours une image de quelqu’un, en laquelle on projette ce qu’on veut, mais que cela ne regarde que nous, et que ce quelqu’un n’y est pour rien. On n’est pas responsable de l’image qu’on renvoie de soi aux autres.

– On n’est pas responsable de l’image qu’on a malgré soi, certes. Mais on est un peu plus responsable d’une image qu’on communique intentionnellement, quand par exemple on est dans la prétention ou le rôle de composition, qu’on raconte être comme ci ou comme ça, penser ci ou ça, adhérer à ci ou à ça. Non ?

– Mais c’est vachement dur ce rapport à l’image. Je me le pose depuis longtemps : faut faire des vidéos, faut faire des photos, faut communiquer de l’image tout le temps. Il faut réussir à passer ce soucis de l’image qu’on donne. J’ai envie d’être très nature, parce que je me sens nature. Mais en vrai, on ne peut pas véritablement faire ça, sans se farder un peu. Bref. Cette chanson parle de ce décalage entre ce qu’on s’imagine de l’autre, et ce que l’autre croit être. Après, si je garde cette voix aiguë en la chantant, c’est parce que je pense beaucoup à Jane Birkin, et à ce rapport entre l’artiste et l’image avec Gainsbourg. Et comme ce n’est pas moi qui l’ai écrite, je peux la chanter avec un détachement ; et il y a ce côté décalé de l’écriture de Nicolas qui emploie des images du quotidien, le couteau dans la margarine, le petite doigt dans la narine, mais qui parlent tellement pour décrire la façon dont on entre dans mon cœur. Et puis il y a cette phrase « je pourrais survivre à dix mille ans de famine », tellement belle. Elle évoque cette espèce de générosité, qu’il a, lui, d’ailleurs.

– Tu viens de citer Gainsbourg. La chanson « Le garçon » que tu as récit sur Nicolas, je suppose, et qui mentionne le « petit poisson » est-elle un clin d’oeil à la chanson écrite par Gainsbourg pour Juliette Greco ?

– Ouais !!! Merci de l’avoir vu ! Je croyais que personne ne l’entendrait tellement ça passe vite, même si je nomme Greco aussi. L’autre jour Yacine m’a dit qu’on dirait que c’est Nicolas Jules qui a écrit la musique, et ce n’est pas le premier. J’en avais proposé le texte à Nicolas, mais il n’en a pas voulu, même si ça lui irait comme un gant. Mais il se sentirait peut-être impudique de la chanter. Ça vaudrait le coup de lui demander. Cette chanson est aussi une métaphore de la liberté. Ce qui m’inspire depuis longtemps chez lui, c’est sa liberté : réussir à rester très singulier, à suivre son instinct, faire exactement comme il a envie et dire « merde » à tout le monde, se faire confiance. Je suis stupéfaite de ça, car on a beaucoup de mal à ne pas lisser pour plaire.

– Dans quel ordre as-tu enregistré les deux disques en fait, et le premier interprété a-t-il influencé ta façon d’interpréter le second peut-être ?

– D’abord le disque de reprises de Nicolas. C’était bien de travailler l’interprétation d’abord de sa face, et pouvoir ensuite coller à mes textes.

– En parlant d’hommages et de références, y en a-t-il une à la chanson « Comme un lego » de Gérard Manset dans « La pie » qui parle de « tas de petits êtres, en pâte à modeler» ?

– Non. Je ne la connais pas. Non, c’est une lettre désespérée ; on s’est posé beaucoup de questions pour la travailler sur scène, celle là. C’est un peu l’équivalent de « Grand fou ». Elle parle d’une femme et d’une lettre qu’elle ne sait pas trop si elle doit poster ou pas. Mais c’est pour ça que je voulais mettre mes chansons et les siennes face à face, avec ces deux disques. Je ne sais pas si ça se comprend ; ce n’est pas pour rien que ces deux faces sont dans mon double album. Et, en plus, ça se retourne, car il y a des endroits où les gens aiment bien Nicolas Jules et donc viennent me voir, car ils sont curieux de voir ce que je vais faire, des gens qui achèteraient plutôt le disque pour les reprises de Nicolas, et d’autres, qui sont plutôt mon public et découvrent Nicolas Jules à travers ces interprétations. Je crois qu’il faut s’écouter en fait, quand on a une envie ; c’est tout un chemin.

– Qui sont Igor et Blaise de la chanson ?

– Les deux chiens. C’est une chanson que j’ai écrite en me réveillant d’un rêve, et tout est dans mon rêve : je vais rendre visite à un copain, et je prends toujours dans ce rêve un chemin qui n’existe pas, qui longe la mer et longe un grillage. Et ce jour là, ils ont foutu le grillage dans la mer, et j’arrive à une caravane, et il y a deux chiens qui me terrorisent, donc je reste sur place. Et je comprends après que tous les gens qui sont allés plus loin ne sont jamais revenus. Je me rends compte qu’au lieu d’avoir peur de la mer, de m’y noyer, de l’infini, du danger, j’avais peur de ceux qui m’en protégeaient en fait. Mes deux protecteurs : Igor et Blaise. Comme quoi dans la vie des fois on a peur de ses protecteurs, et on se trompe d’objet de nos angoisses. Comme plein de mes chansons, c’est un rêve, qui est, du coup, très onirique, même dans l’écriture.

Julie– Ça n’est plus un secret, tu exerces parallèlement des activités d’art-thérapeute en milieu hospitalier, et la finalité, ou plutôt étape finale, des ateliers d’écriture est le passage au traitement mondain, que ne franchissent pas beaucoup de gens qui pourtant écrivent ou pratiquent une autre expression artistique, mais sans la communiquer et la partager. Mais en tant qu’artiste, penses-tu que la finalité ultime, le sens même de l’écriture, soit d’être communiquée et partagée ou que sa vertu peut résider ailleurs ?

– En art-thérapie, on travaille sur uns schéma artistique, selon lequel, au départ il y a une œuvre avec un potentiel rayonnant, comme par exemple un tableau abandonné dans un grenier, ou un type qui joue dans la rue, et puis un humain qui croise cette œuvre et y réagit. Soit il est juste esthète et trouve ça beau, soit ça lui donne envie de peindre, de taper dans les mains, ou d’agir d’une manière ou d’une autre. On étudie en art-thérapie tout ce qui se met en place à chacun de ces actes, dans le fait de bien voir, bien entendre, avoir envie et le phénomène de l’intention, puis se mettre à faire, faire des choses qui sont en rapport avec ce qu’on a envie de faire. Une personne qui veut peindre comme Rembrandt, si elle n’a pas la technique, va être déçue par son travail. Et comme on travaille beaucoup sur l’estime de soi, on va essayer de faire coller l’objectif et la technique. Il y a des gens qui restent coincés à l’étape de bien entendre et bien voir, d’autres qui écrivent, mais ne font pas lire effectivement, d’autres qui chantent dans leur salle de bain, mais ne se font jamais entendre. Et le dernier acte, avant que l’œuvre devienne une œuvre à potentiel rayonnant, c’est ce qu’on appelle le traitement mondain : l’exposition. Une fois que tu as donné ton disque à écouter, tes chansons à partager, ce ne sont plus tes chansons : elle appartiennent au monde. C’est le moment où te tu détaches de l’œuvre. Ce n’est plus à toi. Et c’est aussi pour cela que je ne me sens pas responsable de la manière dont les gens accueillent mes chansons. Je n’ai pas l’impression de porter les rêves des autres. Il y a des gens qui m’écrivent que ça les porte, ils se sentent visés, concernés, et tant mieux pour eux, et d’autres qui ne sont pas contents, et tant pi. Je n’écris pas pour sauver le monde ; j’écris pour me sauver, moi, et c’est déjà pas mal. Ce que j’écris dans mes chansons, c’est ce que je ne peux pas dire autrement. C’est un moyen de dire avec pudeur, de dire les choses sans les dire, ou de les dire avec poésie. Ce qu’on peut dire, il n’y a pas besoin de le mettre en chanson. Je trouve que c’est à cela que sert l’art, à transcender les choses, en écrivant quelque chose qu’on ne maîtrise pas ou ne comprend pas. Mais je ne me sens pas du tout responsable de ce que mes chansons font à des gens ; j’en suis juste très contente, et heureuse du bonheur des gens.

Miren Funke

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Liens : site : https://julielagarrigue.com/

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Photos : Guillaume Roumeguère (1), Alain Nouaux (2), Jean-Baptiste Millot (3 et 4), Alain Chasseuil (5)

 

Une Réponse to “Entretien avec Julie Lagarrigue pour la sortie du double album « Rendu les Armes » / « Jules chante Nicolas Jules »”

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  1. Concerts « Drôles de piafs  en Gironde du 07 au 10 : Julie Lagarrigue, Doclaine, Boule, Tiou, et les étudiants de Licence « Musiques actuelles, Jazz,et Chanson  | « - Le Blog du Doigt dans l'Oeil - - mars 6, 2024

    […] Cette fin de semaine, du 7 au 10 mars, quelques scènes bordelaises auront la chance de découvrir les concerts « Drôles de piafs », organisés à l’initiative de Julie Lagarrigue, avec le concours d’autres artistes de chanson francophone, notamment Nicolas Jules, et, cette année, Boule, Tiou, Jur, Dimoné et Doclaine [ici], et des étudiants de Licence « Musiques actuelles, Jazz et Chanson » du département de musicologie de l’université Michel de Montaigne Bordeaux III, seule Licence de Chanson en France, avant que la semaine se clôture par le concert de sortie du dernier double album de la chanteuse « Rendu les armes/ Julie chante Nicolas Jules » au Rocher de Palmer, dimanche 10 mars [https://leblogdudoigtdansloeil.wordpress.com/2024/02/13/entretien-avec-julie-lagarrigue-pour-la-sort…. […]

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