La blogosphère du Landerneau de la chanson explose, c’est passion et fulmination après le scandale annoncé de l’attentat contre Barbara. Accusé Bruel, le pilori vous attend. Avant même que la moindre note ne soit proposée aux oreilles expertes des amateurs professionnels (si-si, il y en a..) de la chose chantée, les bazookas crachaient, et les procureurs avaient fourbi leurs réquisitoires, les résosocios en ont témoigné, et la suite l’a confirmé. Sans être dans la boule de cristal de madame Irma, et avec un peu de recul et de souvenirs concernant la presse chanson, on pouvait deviner qui allait dire quoi, surtout contre. (Remember Romain Gary/Ajar, et aussi Sheila, abondamment et systématiquement vilipendée par quelques uns qui ont adoooré Be devotion , sans la reconnaître)
Bon alors, Bruel… Les procureurs ayant chargé et déchargé leurs pétoires et exprimé leurs fatwahs, le péremptoire et le pontifiant étant les deux mamelles de leur inspiration, on peut esquisser une défense sans être forcément soupçonné d’être un laquais du mercantilisme showbizesque.
Dans l’art de l’interprétation -qu’on dit « reprise » quand il est question de chanson – l’interprète doit faire face à un premier écueil : ce qu’il va proposer est par nature une atteinte à nos souvenirs, aux émotions qu’ont suscitées des chansons dans notre vie passée. Et notre cher passé, c’est sacré, pas touche ! On superpose, on amalgame dans une alchimie intime la première fois, la première qu’on a prise dans ses bras, la première qu ‘on a entendue avec ce qui était notre vie à ce moment. Raison pour laquelle un amoureux qui a vécu « Ne me quitte pas » avec Brel, aura les oreilles qui saignent avec Nina Simone ou Yuri Buenaventura .
Ensuite, l’émotion et l’interprétation. Les comédiens qui connaissent leur art, savent qu’il est plus fort de faire passer l’émotion au spectateur, plutôt qu’en faire la démonstration exubérante en scène. Le comédien qui pleure abondamment vole le pleur du spectateur, l’émotion perd sa force quand elle est montrée par procuration. Il faut la faire vivre.
Dans la chanson, on trouve toutes les variantes, des hyper expressifs tendance Brel, des plus réservés tendance Brassens, Piaf étant entre les deux, intense dans l’interprétation, sobre dans l’attitude, chacun faisant passer le poids des mots avec son style. Mais la force des mots de Brassens n’a jamais été amoindrie par la sobriété de son interprétation. D’autres savent moduler en allant de l’exubérance la plus échevelée à la retenue la plus subtile pour faire entendre les textes de Bernard Dimey par exemple. Ou ceux de Ferré. Tiens, Ferré, c’est un cas intéressant. Dans sa succession artistique, il y eût d’abord quelques clones plus ou moins réussis dans l’imitation du maître, puis de Thank You Ferré aux jours Ferré on a vu qu’il y a une vraie re-création possible, dans toutes les nuances. Pour ce qui est de « la chanson à texte » comme on dit, celle qui raconte, l’émotion, la force est dans les mots, pas dans l’allégeance au dieu Décibel. Moustaki n’était exactement une de ces bêtes de scène modèle Hallyday aux artifices parfois trop appuyés. Et Ferré lui a dit un jour, à Moustaki, « Tu murmures ce que je gueule » c’est bien vu, et pour avoir suivi pas mal de concerts de Moustaki dans les dernières années – de 1996 à 2009- le murmure du vieux Jo faisait vibrer des salles plus intensément que les vocalises larafabianisées des émules de Céline Dion.
Dans cet album, « Très souvent je pense à vous » Patrick Bruel interprète les chansons de Barbara qui l’ont marqué, l’album s’ouvre avec Madame, parce qu’enfant cette chanson l’a interpellé, et d’ailleurs, chantée par un homme, cette chanson trouve une ouverture qu’on ne soupçonnait pas forcément quand Barbara la chantait. Bruel propose une série de chansons qui collent d’assez près à sa relation avec Barbara, une sorte de compagnonnage discret, des échos qui résonnent avec sa vie, c’est comme un message personnel délivré sans pathos, sans effets artificieux, juste les mots portés avec simplicité, pour entendre Barbara dans un autre registre que son féminin singulier, c’est un choix respectueux, avec parfois une touche ou un ajout qui est dans la juste mesure (Göttingen)
Dans les indignations offusquées, il est dit parfois que les ayants droits auraient dû empêcher ce massacre, parmi ces ayants droits matériels et moraux, Bernard Serf, a soutenu le projet, Roland Romanelli aussi, on trouve dans les remerciements le Marouani de Brel, tous des mercenaires sans âme ? J’en doute. Un des offusqués contestait aussi la dédicace « … très souvent je pense à vous avec tendresse et force.» (Pour rappel, un fax est l’abrévation de fac-similé, fait à l’identique)
Digression..
En allant chercher cet album, et en flânant dans les rayons, je trouve un album de Barbara « L’oeillet blanc » dont je connaissais une quinzaine de chansons sur les 20. Il débute avec « Mon pote le gitan » une de mes 3 premières chanson-culte, j’en connais toutes les versions, toutes les nuances, et là qu’est ce que j’entends ? Que me fait-elle madame Barbara ? Presqu’un massacre…
Vais-je jeter cet album à la poubelle ?Pas tout de suite…
Barbara interprète « Mon pote le gitan » 1956.
Outre le changement d’un mot qui affaiblit le sens d’une phrase, je peux aussi reprocher à Barbara de ne pas bien avoir compris ce qu’il est en de la chanson et de qui il est question: mettre une sorte de guitare flamenco guimauve avec des castagnettes guillerettes quand il s’agit d’un des 5 plus grands guitaristes de jazz de tous les temps (selon Clapton : « Des 10 meilleurs guitaristes du monde Django est 5 d’entre eux.) a de quoi énerver ceux qui savent ce qu’il en est de la chanson et de qui elle parle. D’autant qu’avant Barbara, parmi ceux qui l’ont créée et vulgarisée, Montand avait su mettre les notes de guitare correspondant à l’histoire. Sur cette chanson les amateurs l’ayant découverte par Montand, ou Robert Ripa, ou Jacques Verrières (l’auteur) peuvent hurler au sacrilège.
Malgré cette entrée en matière qui m’ a rendu fort malengroin, j’ai écouté la suite, un peu sur la réserve, la suite, c’est « Les boutons dorés », c’est bien, par contre « Sur la place » (1959) me fait grincer quelque peu, c’est… surprenant comme une mauvaise imitatrice de Barbara… On dira donc ce que cet album mérite 17 sur vingt car « Il nous faut regarder » (1959) souffre d’un copié collé sans originalité de la version de Brel.
- Au final, dans ces histoires de chansons, l’essentiel est de trouver cet entre deux qui boîte avec grâce. (Jean Cocteau)
Norbert Gabriel
Pour finir , la version exemplaire de Mon pote le gitan, avec le prince des accompagnateurs, Henri Crolla à la guitare, ça peut pas faire de mal.
POST – SCRIPTUM : J’ai écouté cet album plusieurs fois, en essayant de prendre des options différentes, le ronchon chronique, d’toute façon, c’était mieux avant, le fan de Barbara qui entre en transes dès qu’on change une triple croche, le sceptique analytique qui dissèque tout, genre sodomisation des diptères innocents, et globalement, je ne vois rien qui justifie les tirs de barrage outrés parlant de massacre et d’indignité… On va dire que malgré mon grand âge, j’ai gardé une certaine innocence ou que je vais doucement mais sûrement vers une sénilité béate… Ça vaut mieux à tout prendre que les aigreurs qui gâchent le teint.
PS 2: J’ajoute ici ce commentaire d’un artiste « concerné » qui éclaire d’un jour nouveau une partie du débat (pris sur le fil de discussion FB ce 4 décembre)
Mathieu Rosaz : Le pire ce sont les commentaires à caractère raciste que ce (bon) disque suscite, notamment sous le bel article de Sophie Delassein posté ce jour par l’Obs sur Facebook. J’ai honte de ce que je lis. Il est évident que les attaques à l’encontre de Bruel ne sont pas uniquement liées au fait qu’il chante Barbara. C’est grave et plus que navrant…
5 décembre midi: dans les commentaires ci-dessous, Mathieu Rosaz développe son point de vue d’artiste, très documenté.