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Festival Musicalarue 2022 : entretien avec SoCalled

29 Août

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Capture d’écran 2022-08-11 222218Ce retour au festival Musicalarue de Luxey, après deux ans de vie évènementielle en suspens pour nous fut-il l’occasion de vérifier comme l’esprit des lieux, des organisateurs, bénévoles et festivaliers reste fidèle à ce qu’il a toujours été? Définitivement : oui. Toujours intacte y est le plaisir retrouver cette atmosphère si singulière qui fait de Musicalarue un festival à part, un rare rendez-vous parvenu à garder une philosophie artisanale et une ambiance familiale en prenant une envergure industrielle, où proximité, curiosité, générosité restent de mise. Toujours volontaire y est la politique de soutien à la diversité des expressions artistiques, avec une programmation éclectique, brassant les genres musicaux, croisant de publics variés, et invitant des artistes de renommée internationale et à large public (Bernard Lavilliers, Fatoumata Diawara, Ibrahim Maalouf, Amadou et Mariam, Angèle, Fatal Bazooka, Gaetan Roussel, entre autres), autant que des artistes alternatifs (Les Têtes Raides, Les Ogres de Barback, Les Hurlements d’Léo, Les Fatals Picards, Tagada Jones, Gauvin Sers, SoCalled,…) et des artistes de rue ou groupes émergents (Les Sans Additifs, Les sans Soucis, Les Bidons de l’An Fer [Lire ici], revenus sur scène avec Tagada Jones, entre autres, Öpsa Deheli).

Capture d’écran 2022-08-05 164439C’est dans cette effervescence bon enfant de découvertes ou retrouvailles culturelles et artistiques, de concerts qui se succèdent, s’enchainent, et parfois hélas se télescopent aussi, laissant des spectateurs à un choix cornélien, mais jamais ennuyés, que Musicalarue nous fournit l’opportunité de vivre un des rares concerts du canadien SoCalled (Josh Dolgin) en France. L’artiste pluridisciplinaire aux multiples terrains de jeux (musicien multi-instrumentiste, dessinateur, photographe, marionnettiste, prestidigitateur, journaliste, cinéaste, auteur de comédies musicales et producteur), inventeur d’un Klezmer-Hip Hop, composite d’inspirations issues des traditions yiddish et hassidique, de musiques modernes urbaines et de créativité personnelle, profitait, lui, d’une date à Musicalarue pour rencontrer à nouveau le public français, avant de s’envoler pour le nord de l’Allemagne, où la suite de sa comédie « Season » devait être jouée à Hambourg. C’est seul sur scène, avec un synthétiseur à assistance informatique et un accordéon que l’homme était venu interpréter quelques chansons, et entre autres les titres « The good old days » et « You are never alone » (« Jewish Cowboy ») tirés de l’album « Ghettoblaster » dont la percée l’avait fait connaitre en France en 2007, et une reprise très personnelle et qui rencontra un accueil amoureux de « Dance me to the end of love » de Leonard Cohen. A dire vrai, il me fut impossible de discerner, au sein du public venu l’écouter, qui était auditeur inconditionnel et assidu de SoCalled, et qui était festivalier non initié, mais curieux et avide de découverte, tant le concert fut un moment principalement de danse, de transe même, de ceux qui entrent en vous, remuent vos tripes, synchronisent votre corps avec un rythme et envoutent votre cœur avec un groove irrésistible -et personne n’y résista-, et de ceux qui se partagent et se vivent ensemble comme s’ils étaient une ultime fête. Quelques instants après, l’artiste montréalais, qui a, par ses dix albums et ses  fructueuses et savoureuses collaborations -on ne citera que la violoniste Sophie Solomon ou le clarinettiste, emblématique klezmorim new-yorkais, David Karkauer (Klezmatiks, Klezmer Madness), tant la liste en est longue-, plus qu’extirpé de l’oubli un patrimoine discographique négligé, continué la tradition klezmer en lui ouvrant une voie où son swing et ses mélodies se combinent aux rythmes, aux sonorités et au phrasé du Hip Hop et de la Funk, et créé, d’un même élan, un univers singulier, véritable agrégat spirituel, émotionnel et musical d’influences variées, acceptait de nous accorder un entretien pour en parler.

– SoCalled, bonsoir et merci de nous accorder cet entretien. Ce soir à votre concert, les gens étaient en transe, emporté par la musique. Comment avez-vous ressenti l’accueil du public?

C’était vraiment fou ! Ça fait du bien d’être là. Je n’ai pas fait beaucoup de dates en France, quatre ou cinq, mais c’est bien tombé, juste avant une comédie musicale que je joue à Hambourg la semaine prochaine.

– Vous avez, à l’occasion d’une chanson, mentionné la guerre en Ukraine, pays de vos origines et que vous connaissez. Comment la dramatique actualité de cette région vous affecte-t-elle?

Mon grand père vient d’une ville qui s’appelle Dniepropetrovsk. Il n’a pas beaucoup parlé de cela. De son temps, c’était la Russie, la Pologne, l’Ukraine : les frontières et nationalités changeaient tout le temps. J’ai visité cette ville et organisé une croisière de la culture Yiddish avec mes parents sur la rivière Dniepr, alors je connais pas mal de monde là bas. Et beaucoup de choses dans la musique locale, les chansons, les poèmes, viennent de la culture Yiddish ; je suis très intéressé par cette Histoire. Quand je vois maintenant ce qu’il s’y passe, les bombardements, la guerre, c’est horrible. On ne peut pas faire grand-chose ; ce n’est pas entre nos mains. Mais on espère que quelque chose peut arrêter ce maniaque à Moscou.

 

Capture d’écran 2022-08-11 221731– Vous avez consacré un spectacle de marionnettes aux Contes d’Odessa d’Isaac Babel, qui retranscrivent un Odessa assez pittoresque, des brigands juifs des quartiers anciens de la ville du début du XXème siècle. Pouvez-vous en parler?

– Tu connais les Contes d’Odessa d’Isaac Babel ? J’ai visité Odessa, quelques temps après cette croisière sur le Dniepr, plusieurs fois. Même aujourd’hui, c’est une ville magique. C’est comme Vienne ou Budapest. C’est une ville très intéressante et il y a aussi un côté perdu là bas, un peu oublié. Les Contes d’Odessa sont fous. Un théâtre Yiddish à Montréal m’avait demandé de faire quelque chose pour lui, et je me suis demandé ce que je pourrais faire dans une langue que vraiment pas beaucoup de personnes parlent, le Yiddish. Il fallait faire une histoire en Yiddish pour une bonne raison, parce que ça racontait histoire vraiment Yiddish. J’ai pensé aux Contes d’Odessa d’Isaac Babel qui sont écrits en Russe, mais sont vécus en Yiddish, celui de la vie des gangsters juifs. J’ai donc monté un spectacle pour ce théâtre, avec de la musique originale, mais les histoires de ce monde perdu. J’ai regroupé un orchestre composé d’immigrants ukrainiens, roumains, bulgares, russes, de Montréal. 30894878417C’était très intéressant pour moi de travailler avec ces musiciens, vraiment une grande chance pour moi de collaborer avec cette grande formation d’une quarantaine de personnes sur scène! Et maintenant je suis en train de finir une autre pièce musicale pour la semaine prochaine à Hambourg, où j’ai déjà fait trois comédies musicales avec des marionnettes, qui s’appelle « Seasons » -les « Saisons »-. J’avais fait une première « Saison », puis on avait beaucoup aimé et m’avaient demandé une autre création. J’avais donc fait une « Saison 2 », puis je me suis dit qu’il fallait faire comme Vivaldi : écrire quatre saisons. Donc après cette interview, je vais finir d’écrire cela!

 

– Isaac Babel, même s’il maitrisait et écrivait parfaitement le Russe, a, d’une certaine manière, inventé sa propre langue personnelle, hétéroclite, comportant des mots ou expressions issues du Yiddish, de l’Ukrainien, de l’Allemand, du Français aussi, et c’est d’ailleurs une des raisons pour lesquelles ses Œuvres Complètes n’ont été traduites dans notre langue que tardivement, bien après Les Contes d’Odessa et Cavalerie Rouge, tant il est complexe de le traduire en transcrivant l’ambiance que donne ce particularisme linguistique. Peut-on y voir un parallèle avec votre démarche de musicien, créateur d’un univers composite, nourri de beaucoup de sources culturelles, et très singulier à la fois?  

– Si tu veux. Oui, peut-être qu’il était un peu « sampler », échantillonneur avec les mots. C’est très poétique ; je n’avais jamais pensé à ça, car il a écrit dans un Russe très impeccable. Mais oui, effectivement, tous les artistes prennent d’un peu partout, pour faire leur art. Même Picasso a dit  que « l’artiste est un réceptacle d’émotions qui viennent de partout ». Il n’y a rien de nouveau ; tout a déjà été fait avant. 

 

– Concevez-vous votre manière de pratiquer la musique comme la perpétuation et la continuation d’un héritage ou comme l’imagination d’un monde reconstitué, peut-être un peu rêvé ou fantasmé, un peu à l’instar de celui qu’on entend dans la musique de Goran Bregovic?

– Je fais parti d’une longue histoire, dans un état constant d’évolution. L’Histoire juive est très ancienne, des milliers d’années. Mais ça continue à cause des chansons, des prières, des langues, des récits partagés. Je ne suis pas religieux, mais j’aime la culture, et j’aime avoir ma propre culture. Et cette culture qui était un peu perdue, et tuée, je suis tombé dessus un peu par hasard, en cherchant des anciens disques. J’ai découvert des anciens disques, et ai compris que j’avais quelque chose de mon patrimoine qui vaut la peine d’être partagé, repris, et mérite de vivre. J’ai beaucoup aimé le Hip-Hop au début. Mais il vient de la culture afro-américaine, donc je me sentais toujours un peu inconfortable de prendre une autre culture et de parler dans une autre culture. Et lorsque j’ai trouvé quelque chose qui parle de mon histoire, de l’histoire de mes parents et grands-parents, c’était plus légitime et honnête pour moi d’y participer.

 

Capture d’écran 2022-08-11 223332– Vous être un artiste pluridisciplinaire, et d’ailleurs ce soir, vous vous êtes permis d’offrir au public un tour de magie entre deux chansons. Les différents arts que vous pratiquez s’influencent-ils les uns les autres?

– Je ne suis pas maitre d’une discipline unique. Je suis pas mauvais ; j’ai beaucoup bossé sur quelques trucs. Je pratique le piano, mais il y a des pianistes bien meilleurs que moi, des producteurs meilleurs que moi, des rappeurs meilleurs que moi, des magiciens, des photographes, des fabricants de marionnettes meilleurs que moi. Mais je m’en fous : j’aime participer, essayer, pratiquer, développer des techniques, des répertoires, faire encore et encore. Et même si je ne suis pas maitre de quoi que ce soit, j’aime m’y intéresser, et je ne m’ennuie jamais ainsi. Quand une discipline m’ennuie, je peux me consacrer à une autre pour être toujours inspiré. Et donc tous les arts s’inspirent les uns les autres. Mais tous les arts sont très reliés à la base : la philosophie de la magie, avec le sens du temps, de la direction, est une chose que tu peux appliquer à la musique, à la photographie, au film, pour raconter des histoires. C’est la manière dont ton esprit fonctionne, le « story telling ».

 

– Lorsqu’on est un artiste qui invente une forme de cosmopolitisme artistique et aime se nourrir de cultures différentes, l’époque peut sembler inquiétante, avec sa tendance un peu générale aux replis identitaires, qui gagne votre pays comme bon nombre d’états européens, et la France aussi, et menace une façon de vivre ensemble dans le respect, et contre l’ignorance de l’autre. Cela vous rend-t-il pessimiste?

– Mais Montréal me donne espoir pour le monde. Comment être ensemble, comment partager, comment apprendre à vivre ensemble, faire l’amour ensemble, écouter les différents sons des uns et des autres. Tu parles de la France, c’est un peu différent. Mais Montréal est très différent du reste du Québec. Le Québec est un monde un peu petit, étriqué, une sorte de focus pas mal raciste, nationaliste, protectionniste avec la langue française. Pour un anglophone comme moi, c’est triste de voir ce qui se passe au Québec. Il y a un régime horrible qui s’appelle le CAQ [DLR : Certificat d’Acceptation du Québec]. Je vis au Québec, mais en tant que Juif, en tant qu’Anglophone, je ne me suis jamais senti québécois : je serais toujours « l’autre ». Mais avant c’était moins compliqué. Le gouvernement du Québec utilise une clause spéciale pour éviter les lois du Canada qui protègent les minorités linguistiques, et finalement il instrumentalise une clause légale pour faire n’importe quoi. Et comme le Québec est notre nation, le gouvernement fédéral canadien ne peut pas nous protéger contre ça. C’est frustrant pour les Montréalais, qui voient qu’on peut tous vivre ensemble et que c’est bien. On peut avoir plusieurs langues différentes et protéger aussi une langue comme le Français, qui se sent légitimement en danger, puisqu’il est entouré d’états et de peuples anglophones. On peut comprendre qu’il ait besoin d’être protégé, mais il n’a pas besoin de tomber dans le fascisme, le nationalisme et le racisme, comme c’est le cas aujourd’hui. Cela effraye les gens et les fait fuir ailleurs. Les anglophones ont peur et ne veulent pas vivre dans un pays où ils sont privés de leur langue et ne peuvent pas éduquer leurs enfants dans leur langue, où les Juifs ou n’importe quelle personne d’une autre confession religieuse ne peuvent pas travailler dans le secteur public et porter une kipa ou d’autres symboles religieux, dits « ostentatoires », alors qu’on peut y porter une croix chrétienne, car c’est le patrimoine et l’Histoire du Québec. Il y a des croix et des églises sur chaque montagne à Montréal, et ça ne gène personne. Donc beaucoup quittent le pays pour l’Ontario ou d’autres états. Et cette politique attire le même public populiste qui aime les gens comme Trump ou Orban. Donc pour ce gouvernement il faut chercher des votes hors de Montréal, parce que Montréal, mentalement, c’est une île, dans le Québec.

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Miren Funke

Photos : Carolyn Caro, Miren Funke

Liens : site de Socalled : https://www.socalledmusic.com/

Je souhaite dédier cet article à un ami qui nous a construit avec sa culture et les livres qu’il nous mettait entre les mains, Jean-François Orgogozo, lorsque nous étions jeunes étudiants. Lui qui m’avait fait connaitre Babel avec Cavalerie Rouge et m’en parlait souvent jusqu’à me donner le gout de lire toutes ses œuvres, il manque à ce monde. Merci « Jeff » pour ce que tu y as semé…

Et merci encore une fois à toute l’équipe de Musicalarue.

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