C’est en mai dernier que la tournée « Parenthèse 2 » d’Yves Jamait, qui donnera encore plusieurs dates en France cet été, investissait le Théâtre Cravey de La Teste de Buch (33) pour convier le public girondin à un spectacle de chansons l’arrachant à l’ordinaire, et le transportant loin, très loin, de la morosité dans laquelle la période pandémique et le vide événementiel qui l’accompagnait nous avaient plongés. Evidemment, lorsqu’on a déjà vu le chanteur plusieurs fois en concert, on y retourne toujours confiants dans la certitude d’être captés par une mise en scène humoristique et tendre, qui nous fera traverser des pays émotionnels, au bout desquels on quittera le lieu en y laissant autant de larmes que de fous rires et de fantômes, mais remplis de souvenirs drôles et émouvants et enrichis du sentiment d’avoir vécu quelque chose. Et on y revient toujours avides d’entendre ce que l’homme va nous chanter et ce que le moment va nous apprendre. La tournée « Parenthèse 2 » n’échappe pas à cette règle, et même la confirme et la transcende. Proposant des versions revisitées de chansons des précédents albums, et interprétées en formation réduite à un délicieux trio composé d’Yves Jamait au chant et à la guitare, Didier Grebot aux percussions et Samuel Garcia à l’accordéon, l’accordina, et aux claviers, elle pouvait annoncer une ambiance plus intimiste -et elle le fut-, sans toutefois prévenir du savoureux et surprenant comique décalé, et même un peu déjanté, du spectacle qu’allait nous offrir le jeu complice des trois hommes. Trois magiciens en fait. De ceux qui vous font pénétrer dans la profondeur émouvante d’un amour, d’une nostalgie ou d’un drame, ou dans l’intensité saisissante ou glaçante d’une colère, d’une amertume ou d’un effroi, vous y happent, et, sans pour autant les sortir de vous, vous en extirpent, sitôt la chanson finie, avec des jeux de personnages infiniment drôles et les situations hilarantes qu’ils provoquent entre eux, et au spectacle desquels la salle se remplit spontanément d’éclats de rires irréfrénables. De ceux qui vous kidnappent à vous-mêmes, et emmènent, pour quelques heures, vos vies loin de vos vies. De ceux qui sont toujours en mouvement et émetteurs d’énergie, même lorsque la frénésie décélère et l’action s’apaise pour une pause délicate, avec la lecture d’un poème de Lamartine -n’est-ce donc pas ce qu’on appelle la « présence » ?-. De ceux qui, le temps d’une soirée, vous font être quelqu’un d’autre que vous-mêmes, puis vous rendent à vous-mêmes, enrichis de ce supplément d’identité.
Quelques heures auparavant, Yves Jamait nous accordait un entretien pour parler de ces nouveaux visages instrumentaux offerts à des chansons, dont certaines sont connues par cœur du public, mais d’autres beaucoup moins, et toutes profitent de cette nouvelle incarnation musicale pour se faire entendre autrement, et de ce que cette tournée souhaite raconter aux gens.
– Yves, bonjour et merci de nous accorder cet entretien. La tournée « Parenthèse 2», qui fait écho à une première tournée « Parenthèse », reprenant aussi des chansons de ton répertoire entre deux tournée de présentation d’album, vient proposer au public les chansons réarrangées, telles qu’elles ont été travaillées sur le disque, sorti il y a peu, à moins que ce ne soit l’inverse, puisque le disque fut enregistré dans l’intervalle entre le début des dates, interrompues et reportées par la pandémie, et la reprise de la tournée. Dans quel ordre cela s’est-il agencé ?
– En fait, l’album a été fait, parce qu’on a pensé qu’on ne jouerait peut-être pas le spectacle. C’est-à-dire qu’on a commencé à jouer ce spectacle en septembre 2020 ; on l’a joué huit fois. Et fin octobre, il y a eu la deuxième vague d’épidémie, et on a du tout arrêter. On pensait pouvoir reprendre en début 2021, mais ça n’a pas été le cas, et comme nous avions travaillé les arrangements, on a décidé de les enregistrer, en se disant que probablement la tournée « Parenthèse 2 » n’existerait pas plus que ça. Donc on ne défend aucun album avec cette tournée ; c’est plutôt l’album qui défend le spectacle. Ce ne sont donc que de vieilles chansons, à part un poème de Lamartine que je lis sur scène. Je n’ai pas mis de nouvelle chanson sur ce disque, puisqu’elles seront sur mon prochain album. Mais ce soir, je vais en chanter trois nouvelles. Quand on a fait le spectacle en septembre, on avait soixante-quinze dates devant nous ; on a repris en juin derrière. Donc quasiment toutes les dates ont été repoussées. Lorsqu’on finira la tournée, on aura finalement fait cent-trente-cinq ou cent-quarante dates. Donc pour une tournée qui devait être juste une parenthèse, c’est un vrai bouquin qu’on a écrit.
– Ces nouvelles versions sont-elles nées d’un désir de proposer des interprétations acoustiques, peut-être épurées, ou simplement autres de tes anciennes chansons ?
– Non. C’est pour cela que j’ai voulu qu’on enlève le terme « acoustique » derrière. Parce que tous les artistes, quand il n’y a plus les moyens ou que ça a moins bien marché, font une tournée acoustique. Ce n’est pas mon cas. Ce n’est pas pour m’en vanter que je dis cela, mais c’est juste que, comme je le raconte sur scène -je sketche avec, mais c’est vrai- il y a tout un tas de petites salles, le réseau « Chanson » en fait, qui ne pouvait pas accueillir de spectacle trop important en terme d’équipe. Et moi j’aime bien tourner tout le temps. Partir en tournée et s’arrêter un an, je n’ai jamais fait ça. Donc toutes les occasions sont bonnes. Alors c’était pas mal de faire une petite formule de musiciens, qui ne prend pas de technicien, pas d’éclairagiste. On est juste tous les trois avec notre régisseur, et on fait avec les techniciens du coin. On avait déjà fait une première tournée « Parenthèse », sans même notre régisseur. On avait fait soixante dates en cinq mois, et on avait du en refuser une cinquantaine, parce qu’on n’avait que cinq mois. Là on va jusqu’à fin juillet ; on finira à Barjac. Ca permet de jouer devant des publics restreints. On a pu faire une salle de quarante-huit places ; on a fait le Bijou à Toulouse qui en tient quatre-vingt. Je peux, sur ces salles là, réduire mon cachet, pour que ce soit économiquement viable, et on joue plusieurs soirs.
Il y a deux choses. La première est qu’on voulait faire essentiellement acoustique, même s’il y a un clavier numérique, mais c’était jouer en acoustique. Mais pour ne pas donner cette sensation qu’on fait de l’acoustique par manque de moyens, j’ai voulu faire cette seconde « Parenthèse » avec des arrangements non acoustiques quand même. J’avais envie de travailler avec des machines sur mon prochain album. Ça a permis de faire des essais. Et comme on n’a pas d’album à défendre, on peut revisiter absolument tous les albums. Pour la première « Parenthèse » j’avais choisi trois chansons par album. Le principe de cette tournée est différent, mais il faut que les gens découvrent cela sur scène. C’est très sketché, quand même. Nous avions déjà imaginés des choses lors de la première tournée et très vite, mes amis ont des personnages qui se sont dessinés d’eux-mêmes. Et je joue là-dessus. Je dis que j’ai du licencier les trois quart de mon personnel, et que j’ai gardé les moins chers. Et eux deux sont complètement ahuris, à côté de leurs pompes. Ils jouent comme des bêtes, mais leurs personnages sont décalés. C’est l’idée qui trame le spectacle, ce qui fait que bien que je fasse des chansons qui parfois sont tristes, les gens partent en se fendant la gueule. On arrive à faire passer les gens d’une émotion à l’autre sans ménagement et sans transition, et c’est plutôt agréable à faire.
– Certaines de ces nouvelles interprétations de tes chansons sont très fidèles et proches des versions originelles, comme c’est le cas pour « Ridicules » ; d’autres leurs ont offerts des arrangements très différents. Y a-t-il des titres, qui, après avoir été revisités ainsi, et peut-être avec l’évolution qu’ils ont pu connaitre au fil des ans et de leur vécu scénique, te laissent quelques regrets quant à leur enregistrement initial, au sens où s’ils étaient à enregistrer aujourd’hui, tu ne les jouerais pas du tout de la façon dont ils ont été joués sur les enregistrements de l’époque ?
– Mais « Ridicules » avait déjà de l’acoustique avec des machines dessus. Alors pour te répondre, oui, et en même temps ce serait le piège. Quoi qu’il en soit, tu ne peux pas enregistrer comme sur scène, parce que tu es dans une ambiance sur scène, et il y a forcément quelque chose d’autre qui se passe, mais si tu le mets sur le disque, ça ne va pas rendre forcément pareil. C’est quand même très important de penser différemment en studio. Il y a eu des choses en studio que peut-être je ferais différemment aujourd’hui. Mais je ne ferais pas nécessairement comme sur scène. Il est sur qu’il y a parfois des chansons qu’on amène complètement ailleurs sur scène ; mais pour cela il y a des enregistrements live. La première chanson avec laquelle on ouvre le spectacle par exemple, « J’me casse », est une chanson qui était passée un peu à côté, que personne n’écoutait vraiment, et « Parenthèse » permet cela : aller retrouver des chansons peu jouées et qui avaient disparues des spectacles. Sur le prochain album, il y aura douze ou treize titres, et comptant qu’on joue pour un concert dans les vingt ou vingt cinq chansons, ça fait qu’il ne reste de la place que pour une dizaine d’anciennes chansons dans le spectacle. Donc déjà il y a les titres incontournables que le public attend comme « Dimanche », ou « Y en qui », ou « Jean-Louis » à jouer, ensuite des chansons qui te font plaisir à dépoussiérer. Et puis je me fais toujours un petit déroulé avec trois ou quatre chansons en rab, pour remplacer, si je ne sens pas un titre, suivant l’état d’esprit. Je ne fais jamais rien de très fixe.
– A un moment donné, le rythme du spectacle s’apaise et s’interrompt pour une pause littéraire avec la lecture d’un poème de Lamartine. Pourquoi cette envie de l’intégrer dans ton spectacle ?
– C’est une chose que je voulais faire depuis longtemps, glisser un peu de lecture poétique dans mes spectacles. Je pense le faire avec Victor Hugo aussi. Et là je profite d’un moment calme du spectacle pour ce poème de Lamartine. Faire cela devant un public debout, c’est pas la peine. Dès que les gens sont debout, ils ne sont plus du tout disciplinés. Le responsable de la salle de Socheim nous a dit que quand j’arrive sur scène, il y a une tenue, tout de suite un visuel. Et ça fait très plaisir à entendre, parce que je fais ça depuis le début, et personne ne m’en parle jamais. Que ce soit un directeur de salle qui me le dise fait plaisir. Et devant un public de huit cent à mille personnes. Parce que bien qu’à la base la tournée « Parenthèse » ait été prévue pour des salles de maximum trois cent personnes, en raison des annulations dues au covid, on a accepté des salles plus spacieuses et des publics plus nombreux.
– Tu es un des rares artistes de chanson française « à texte » comme on a coutume de nommer la chanson à paroles sensées, profondes, littéraires ou engagées, qui propose toujours un spectacle avec mise en scène, dans un pays où, peut-être à tort, on considère traditionnellement que la chanson sérieuse se suffit à elle-même et ne nécessite pas d’être accompagnée d’un spectacle. Pourquoi en portes-tu autant le souci ?
– Moi, je ne veux pas faire des concerts ; je veux faire des spectacles. Y a des gens qui font juste un récital et qui enchainent des chansons et le font très bien. Ce n’est pas une affaire de jugement ; c’est que moi, j’ai envie de faire des spectacles. Les gens sont parfois surpris que mes spectacles soient en places assisses, mais si je fais un concert devant des gens debout, je ne peux pas faire trois pas sans qu’un mec se mette à brailler. Là je peux travailler sur des moments très calmes et faire entendre les mots, ce qui n’empêche pas que des fois les salles se lèvent. Mais je veux amener les gens au spectacle, et un spectacle autre que juste un son et lumières ; je ne veux pas faire un concert, juste pour chanter des chansons. Beaucoup de spectacles de chanteurs actuels se réduisent à du son et lumière, et des codes d’ambianceurs. Je ne veux pas faire l’ambianceur, ça ne m’intéresse pas. Je m’y prête un peu quand on fait des festivals et qu’on est en extérieur, vu qu’on ne joue que des trucs qui bougent un peu, sinon les gens perdent patience. Ça m’amuse quand on le fait spontanément, parce qu’on est ensemble, mais personnellement mon premier gout n’est pas n’est d’être là pour ambiancer. C’est moi qui dirige le spectacle, pas les gens qui me dirigent. Maintenant il faut absolument que tout soit interactif. Non. Il y a un moment, où je vous demande de vous poser et regarder et écouter : c’est moi qui vais proposer. Je ne fais pas l’ambianceur à la demande du public, en mettant des Ears pour protéger mes oreilles et être dans ma bulle. Parce que c’est ça, aussi. Ceux qui jouent devant cinq mille personnes ont des Ears, parce que sinon, ils risquent d’avoir mal à leurs petites oreilles. C’est marrant, parce qu’il y a des gens qui jouent du Rock’n’Roll, avec des Ears aussi confort que s’ils étaient dans leur salle à manger. Moi, je fais de la Chanson française, mais c’est comme si je faisais du Rock’n’Roll. J’ai des vrais retours et ça envoie en direct.
– Selon toi, est-ce un préjugé inutile, et peut-être parfois préjudiciable à l’expression artistique et à la satisfaction du public, qui, pour le dire un peu caricaturalement, oppose faire des chansons « à texte » et faire le clown, et considère les spectacles avec mise en scène voués à s’accorder avec des chansons futiles et légères et ne pas convenir aux chansons qu’on prend au sérieux ?
– La « Hhhannnhhhhhon ‘rançèèèse », comme dirait Loïc Lantoine ? Oui, il y a un côté gardien du temple. Tiens, on va finir chez les gardiens du temps d’ailleurs, puisqu’on finit la tournée à Barjac. Si tu sors du piano-voix, certains étouffent. Moi, j’aime bien le juste milieu de tout ça : on n’est pas obligés de chanter des âneries pour faire du spectacle, ou alors ce serait à croire que lorsque des gens chantent des âneries, on leur fait du spectacle autour pour ne pas que ça se voit. Mais moi, je veux le beurre, l’argent du beurre, et le cul de la crémière. Le spectacle n’empêche pas les gens de rentrer dans la chanson. Mais il y a quand même l’idée d’emmener avec un spectacle. Tu sais, ma mère m’amenait à l’Opéra quand j’étais gamin, et c’est un truc qui m’a marqué, et qui m’a d’ailleurs tout de suite donné envie de faire du théâtre. Tu rentrais à l’Opéra, t’étais déjà au spectacle. D’abord parce que les gens s’habillaient pour le coup. C’était une convention plutôt sympa. Il y avait pas mal d’entractes, dans des salles avec d’immenses lustres partout ; il y avait un vrai décorum. Tu rentres là dedans, et tu as vraiment la sensation de te payer une sortie. Mais comme les gens ne sortaient pas à l’Opéra, ni même au restaurant tout le temps, c’était la sortie exceptionnelle. Quand les gens rentrent dans un théâtre, ils se sont déjà mis en condition pour être spectateurs. C’est pour cela que je fais du spectacle. Il m’est arrivé de faire des Zénith bien sur, ça permet de faire les choses à d’autres dimensions, mais en tant que spectateur, je trouve ces ambiances déplorables, tu es déjà fouillé à l’entrée comme si tu allais passer une frontière, on ne te respecte pas, on te traite comme du bétail. Au théâtre, tu n’es jamais traité ainsi. Mais les gens ont tellement l’habitude d’être des consommateurs ; ils vont aux spectacles comme des consommateurs, donc du moment qu’ils ont payés pour un concert, ils restent jusqu’au bout, même s’ils sont pris pour des idiots. Il ne faut pas accepter ça. C’est pour ça que je continue de tenir le plus possible à ce que les gens soient accueillis dans des lieux chaleureux, bien installés, dans des conditions décentes, et à faire attention au prix aussi. On est tombés une fois dans un lieu qui avait mis les places en vente à 65 euros, il y avait 60 personnes! On faisait un carton avec notre tournée, et là on arrive devant 60 personnes! J’ai arrêté le spectacle pour remercier les gens d’avoir payé si cher pour venir nous voir, et je leur ai fait la bise à tous. J’ai chambré le mec tout le long du spectacle. Il s’est dit que Jamait, ça remplissait, donc qu’il allait faire de la tune. C’est comme les artistes qui se plaignent que le public n’est pas bon ou au contraire se réjouissent qu’il le soit. Mais ce n’est pas au public d’être bon ; le public a payé. C’est à l’artiste de le convaincre. Moi, quand je pense « public », je pense au mec qui est mécano toute la journée, ou la nana qui est caissière ou dans un bureau, et qui à la fin de la semaine se fait une petite sortie avec un spectacle. Le minimum, c’est de faire le boulot bien. Moi, quand j’amène ma voiture au garagiste, il me fait bien le boulot. Donc c’est pareil : je veux que les personnes sortent du spectacle avec une plénitude, et que je puisse être content d’avoir rendu un bon boulot. C’est la petite formule habituelle, mais quand des gens te disent que tu devrais être remboursé par la Sécu, tu te dis que tu as au moins agit sur leur moral.
Lien du site : http://www.jamait.fr/
Miren Funke
Photos : Carolyn C