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Agnès Bihl en première partie d’Yves Jamait à Bordeaux : entretien avec l’artiste

1 Mar

 

Samedi 19 janvier, c’est Agnès Bihl qui se chargeait d’assurer la première partie du concert d’Yves Jamait (voir ICI) au Théâtre Femina à Bordeaux. Un public acquis à la cause des chansons à texte, sensibles, intelligentes et drôles, ne pouvait qu’être comblé par la présence de cette artiste sur la même scène que le chanteur, même pour un moment malheureusement trop bref, impératif temporel imparti aux premières parties oblige. En quelques chansons ivres de paroles où poésie, réalisme, humour et malice s’enchevêtrent, Agnès Bihl devait attiser pourtant une chaleur humaine bienfaisante et quelques vérités politiques prononcées avec une ironie mordante aux accents subversifs. Si le pari était pour elle de roder des chansons d’un nouveau spectacle qu’elle a fini de créer, l’artiste réussit à hausser immédiatement la température de la salle. Courte, mais intense en émotions et pimentée de fous rires, cette première partie saluée par les applaudissements du public laissait sur les joues et au cœur quelques larmes, de ces larmes qui sont de celles qui s’empressent de rire pour refuser de pleurer, de se résigner et d’abdiquer, de celles qui irriguent l’humanité et l’élèvent au dessus du désespoir dans lequel chaque jour risque de nous immerger plus. S’il m’était encore besoin de prendre conscience de la valeur de ces larmes, le souvenir de celles qui affleuraient aux visages des ouvriers de l’usine Ford de Blanquefort lors du concert de soutien à leur cause auquel participait entre autres Didier Super me reste assez en mémoire pour reconnaître que celles extirpés par la verve d’Agnès Bihl sont de même nature à taire les angoisses et la détresse pour regonfler le moral et l’emplir de sourires et d’énergie. Profitons de l’aparté pour annoncer que samedi 02 mars aura lieu à Bordeaux un autre concert de soutien aux salariés de Ford avec entre autres Cali, Balbino Medelin, Les Hurlements de Léo et Faïza Kaddour [voir ICI], en espérant qu’Agnès Bihl ne me tiendra pas rigueur de cette parenthèse, elle qui livra une version remise à jour de son pamphlet anti-macronien écrit sur l’air de «Manu» de Renaud, que l’on peut écouter sur son site, et qui est de ces créations aux vertus bien moins superficielles, et tellement plus généreuses et magiques qu’il n’y paraît au premier abord. C’est aussi de cela qu’il fut question lors de l’entretien que nous accordait l’artiste dans l’après-midi pour parler de ses révoltes, de ses élans du cœur et des histoires humaines et artistiques qui ont accompagné son parcours.

– Agnès bonjour et merci de nous accorder cet entretien. Ce soir le public d’Yves Jamait, avec qui tu as enregistré un duo et qui s’approche de ton univers tout comme Anne Sylvestre l’a fait, est ému de savourer en première partie un moment avec toi. S’agit-il d’une tournée commune ?

C’est juste le concert de ce soir. Ça nous arrive très souvent de jouer ensemble ; on a fait un duo ensemble ; très souvent on se retrouve sur les mêmes scènes. Mais pas là. Comme Yves me l’a très gentillement proposé, cette première partie me permet de roder de nouvelles chansons, puisque je viens d’écrire un tout nouveau spectacle et de quoi faire un tout nouveau disque. La tournée avec Anne était différente : c’était un spectacle qu’on avait monté, Anne et moi, « Carré de Dames » avec des chansons de chacune et nos deux pianistes respectives, Nathalie Miravette et Dorothée Daniel. Donc il n’était pas question qu’aucune de nous quatre puisse être remplacée.

– La complicité entre ta pianiste et toi dure de longue date. Qu’est-ce qui vous a réuni et vous maintient ensemble ?

Photo NGabriel

C’est elle qui compose la plupart de mes chansons en effet. D’ailleurs elle vient de m’envoyer un texto cette semaine me disant que ça faisait dix ans -oh ! c’est joli!- qu’elle me supportait, enfin qu’on était ensemble et qu’il fallait qu’on le fête. C’est une aventure humaine, mais c’est souvent le cas dans ce métier. On s’apprécie artistiquement, puis on devient amis. Et dix ans à composer ensemble et à monter sur scène et partager des moments très intenses avec l’adrénaline et la puissance émotionnelle qu’il peut y avoir, ça crée des liens indéfectibles. « Les années de campagne comptent double » comme disait mon grand-père, et vivre tout ça ensemble ne laisse pas indifférent.

Photo Martine Gatineau

– Tu as évolué dans la Chanson aux côtés de plusieurs artistes entourant Allain Leprest, et avec lesquels tu partages un sens de la Chanson et des liens humains. As-tu, comme on s’en fait l’idée, le sentiment d’appartenir à un petit monde, une famille d’artistes ?

Ça a été une génération. Loïc et moi, on a débuté ensemble. Quand on avait une vingtaine d’années, on se retrouvait à la maison, chez moi et on écrivait ensemble, chacun de son côté. Ça nous filait une certaine émulation. Il y avait Allain Leprest qui en effet chapeautait tout ça : les ateliers d’Allain avaient lieu à partir d’une heure du matin chez lui, avec Loïc, moi, Florent Vintrigner, qui d’ailleurs s’est embarqué dans une magnifique aventure avec son groupe La Green Box [voir ICI ], Yannick Le Nagard, Wladimir Anselme et Stéphane Cadé. On se retrouvait beaucoup au Limonaire, qui était un des fiefs d’Allain et un des deux cabaret de Paris, avec Le Café Ailleurs, à l’époque où on pouvait débuter en faisant de la Chanson. Avec Yves c’est tout à fait différent : je l’ai connu comme artiste avant de le connaître humainement. J’étais fan de ce qu’il faisait ; donc quand il m’a contactée pour venir chanter des chansons de Jehan Jonas au festival «Alors…Chante ! » de Montauban (édition 2009), j’ai dit « oui » et c’est là que je l’ai rencontré pour la première fois. J’ai été très contente de voir que derrière l’artiste que j’idéalisais, il y avait un homme qui était tout aussi bien. Quant à Anne, je l’avais rencontrée bien avant, au Limonaire, lors d’une soirée de chant partagée, où elle était venue écouter les autres. Et à la fin, je l’avais interpellée en lui demandant si je pouvais lui chanter trois chansons a cappella, et elle a eu le coup de cœur. Une semaine après elle m’a appelé pour que je fasse sa première partie à l’Auditorium de St Germain, et on est devenues copines. Mais elle le raconte beaucoup mieux que moi, de façon bien plus drôle.

– A ce propos, on déplore la disparition des émissions radiophoniques consacrées à la Chanson, notamment sur France Inter, qui laisse le sentiment d’un désengagement total des médias du soutien à la Chanson. Cela vous nuit-il gravement ?

Y a plus rien. Il n’y a plus de suivi. On ne le vit pas bien. Le public est là bien sur ; mais encore faut-il qu’il soit au courant que je suis là aussi.

– Tu as choisi de mettre en ligne sur ton site une version toute personnelle utilisant la musique de la chanson « Manu » de Renaud pour y porter un texte adressé à notre président, qui donne une saveur ironique à la colère que beaucoup de citoyens partagent à son égard, à l’égard de la politique qu’il mène, et du cynisme et de l’outrecuidance avec lesquels elle est menée. C’est sans conteste un rire salvateur qu’il provoque, comme tous ces moments festifs dont il est important de nourrir les luttes pour ne pas se laisser submerger par la morosité, le désespoir ou l’aigreur, et se ressourcer en bonne humeur. Quelle idée d’avoir choisi de l’exprimer ainsi ?

Je l’avais mise en ligne une première fois au mois de juin, avec une première version. Je n’avais pas attendu la crise des gilets jaunes ; j’étais déjà en crise bien avant ! Je ne peux pas le blairer. Bon, je n’ai jamais eu un chef d’état que je pouvais blairer ; le fait est que je n’ai pas connu ça. Mais voir la violence policière qu’il y a, c’est aberrant, hallucinant, et alors vraiment sans complexe. Donc j’avais sorti cette première version au mois de juin, et ça se décline : tant qu’il sera là et qu’il fera des conneries, il y aura des chansons à faire. Ce n’est évidemment pas le seul moyen pour dénoncer ; ça fait partie d’une multitude de moyens pour ne pas se laisser chier sur la gueule en permanence, parce qu’on n’en est même plus à employer des mots polis. Mais la vraie vulgarité, c’est le mépris qu’il témoigne aux gens. C’est ça la vulgarité : tu peux employer le subjonctif passé et être quelqu’un d’éminemment vulgaire. Dire à une femme âgée dont la pension a été drastiquement restreinte qu’il faut faire des efforts, c’est vulgaire. C’est une honte. Alors je porte un regard complètement approbateur sur le mouvement social. Après je ne suis pas une femme politique ; je suis quelqu’un comme tout le monde. Donc j’ai une analyse des tripes, quand je lis les journaux, quand j’entends des déclarations du gouvernement, quand je vois un type qui fait campagne pour supprimer le glyphosate, et qui, une fois au pouvoir, ne le supprime pas, parce que c’est très bien, que la responsable du gouvernement chargée de l’écologie a travaillé chez Nestlé et qu’elle prônait le lait de palme dans les biberons des enfants, et ainsi de suite, je ne suis pas complètement con ; je vois qu’on se fout de notre gueule. Un mouvement populaire qui juste arrête de vouloir se laisser faire et rappelle que nous sommes en priori en démocratie, qu’il a son mot à dire, et que nos dirigeants doivent nous rendre des comptes, c’est important. Ces gens là n’existeraient pas si on ne votait pas pour eux : leur salaire, leur voiture, leur logement sont payés par nous, et l’argent qu’ils détournent est le notre. Je ne peux qu’être sympathisante d’une colère populaire qui est totalement justifiée, non pas parce qu’elle est populaire, mais parce qu’elle est légitime. Je suis quelqu’un d’éminemment non-violent et je ne justifie aucune violence ; en revanche je dénonce la violence indicible dont use et abuse le gouvernement contre les gens. Je trouve que la violence dont fait preuve Macron quand il dit à un horticulteur de traverser la rue pour aller bosser dans un bar, et celle de forces de l’ordre qui visent au flashball des gens à hauteur de visage et éborgnent ou défigurent des citoyens sont pires que celle d’un type qui tape à poings nus sur un bouclier de CRS. Il me semble qu’il y a déjà plus de 180 personnes mutilées dans les manifestations. Et ils osent dire que ce sont les gilets jaunes qui sont violents ? Ce que tu dis me fait très plaisir, car c’est vraiment la raison d’être de cette chanson : c’est d’abord de rigoler, parce que l’humour fait du bien et comme disait Boris Vian, l’humour est la politesse du désespoir et c’est un adage qui me cause beaucoup ; et puis ça me fait du bien quand je poste une chanson comme ça de voir que je ne suis pas la seule à le penser, à en avoir ras le bol, à me sentir méprisée. Des gens m’écrivent pour me dire combien ça leur fait du bien d’entendre chanter la même chose qu’ils pensent ; ça fait du bien à tout le monde de ne pas se sentir seul. Et ça fait du bien de mettre ça en musique, car il y a quelque chose de festif dans la musique, et on n’est pas là pour faire la gueule, mais pour se donner de l’énergie. Je me nourris de ce qu’on me dit, de ce que j’écoute, de ce que je vis. Et si à mon niveau je peux faire la même chose, c’est super.

– Yves Jamait, avant qui tu joues ce soir, a consacré plusieurs chansons au thème du respect des femmes, que tu portes aussi de façon récurrente à travers tes textes, dont « Celles », extraite de son dernier album, qui exprime avec une sensibilité singulière un regard masculin et tire en quelque sorte le féminisme hors du champs militant politique pour rappeler qu’il est un humanisme concernant autant les hommes que les femmes. Comment as-tu accueilli cette chanson ?

J’adore cette chanson. Je la trouve particulièrement pertinente et juste. Le terme « féminisme » a été galvaudé et c’est très dommage, parce que en fait le féminisme est un humanisme. Il n’exclut absolument pas les hommes. Le féminisme est au contraire l’envie de vivre ensemble sur cette planète en bonne intelligence et en respect mutuel. Un mec s’éclatera beaucoup moins dans un pays où la femme est opprimée que dans un pays où elle est libre. Un homme sur deux est une femme ; c’est aussi simple que ça. On perd beaucoup d’acquis, des acquis sociaux, mais aussi beaucoup d’acquis en terme de liberté. Au mieux, rien n’a changé : les filles se font tripoter dans le métro et insulter comme il y a trente ans. En plus certaines causes qui étaient quand même entendues lorsque j’étais adolescente sont sérieusement mise en danger, comme le droit l’avortement. Les plannings familiaux se ferment faute de budget ; les hôpitaux sont mis à sac par des ultra-cathos, et en plus on voit les flics qui les entourent pour les protéger. Mais cette violence là, on n’en parle pas ; en revanche un gilet jaune qui brûle trois pneus, c’est vraiment très méchant. On a presque l’impression que c’est comme si la prise de la Bastille n’avait jamais eu lieu, parce que les citoyens n’avaient pas déposé une demande en préfecture avant… Peut-être bientôt va-t-on déclarer la république illégale parce que les citoyens n’ont rien demandé aux autorités d’alors pour la décréter ? Est-ce qu’une femme qui va avorter a réellement envie d’entendre chanter des psaumes ou de voir des photos de fœtus étalées sous ses yeux dans un hôpital public payé par nos impôts ? La France est un des pays les plus mal classés en terme de violences faites aux femmes. Donc le féminisme est une nécessité, une urgence, et c’est en ça que la chanson d’Yves est magique, car il replace le féminisme dans son vrai sens quand il dit «c’est la mère, la sœur, la femme ou la fille d’un homme comme moi», le féminisme concerne autant les hommes que les femmes. Encore cette année à Noël, dans les magasins de jouets, il y avait une allée pour filles, une pour garçons. Il y a eu une étude révélatrice menée dans une école maternelle d’un quartier assez mixte de Paris, c’est à dire où toutes les catégories socio-culturelles sont présentes, où on faisait semblant de tourner une pub pour un yaourt et les enfants devaient le goûter et en dire du bien ; or on avait foutu de la moutarde dans le yaourt et c’était dégueulasse, et 100% des petits garçons ont exprimé leur dégoût, alors que 100% des petites filles l’ont quand même mangé en se pliant au devoir de faire comme si c’était bon. Être conditionnée pour répondre à ce qu’on attend de toi, et il y a forcément dans le tas des gamines qui n’ont pas été élevées par des parents spécialement machistes, c’est le lot des filles. Je me suis donc interrogée sur ça, ce qu’on peut inculquer malgré nous de différent dans l’éducation des filles et des garçons, sans avoir conscience de le faire. Bien sûr l’homme et la femme sont différents, dans la complémentarité. Mais il n’y a pas de différence de statut humain. Il ne s’agit pas de nier les différences ; au contraire c’est ce qui fait la diversité et la beauté du monde. Il faut écouter la chanson d’Anne Sylvestre qui s’appelle « Xavier », sur un petit garçon qui aime jouer à la poupée. C’est une chanson qui a trente ans, mais comme toujours Anne a été visionnaire et a abordé certains sujets bien avant tout le monde. Je me suis peut-être mal exprimée, mais quand je dis qu’il y a des différences, ça ne veut pas dire qu’un garçon ne peut pas jouer à la poupée et une fille au pompier. C’est que je réfute l’uniformité du monde et de la vie. Être asexuée et hygiéniquement correcte ne m’intéresse pas du tout ; les gens aseptisés et sans goût ne m’intéressent pas. J’aime les gens sexués, quel que soit leur sexe d’origine et leur manière d’être sexué. Je n’ai rien à foutre de la sexualité des gens ; par contre j’aime les gens qui ont de la saveur.

– On parlait des artistes de ta génération avec qui s’est formée une sorte de famille. Par delà l’Atlantique, il y a une autre artiste avec l’expression de laquelle ton écriture est souvent mise en parallèle, tant l’empathie, le réalisme et l’humour avec lequel vous abordez l’une comme l’autre les sujets se ressemblent : Lynda Lemay. Y avait-il dans le titre de ta chanson « Le plus belle c’est ma mère », une référence à son morceau: « Le plus fort c’est mon père » ?

Dans le titre, bien sur. D’ailleurs je lui en avais parlé quand j’ai choisi le titre, et elle m’avait dit que ça lui plaisait, car justement c’était complémentaire. Après le traitement n’est pas du tout le même, parce que la chanson n’a rien à voir, mais il y a effectivement un clin d’œil dans le titre. C’est Charles Aznavour qui nous présentées. Je connaissais évidemment ce qu’elle faisait. Je ne suis pas vraiment sûre qu’elle m’ait inspirée, enfin en terme d’inspiration, il y a d’autres exemples plus présents à mon esprit comme Mano Solo et Allain Lesprest. Si Lynda m’a inspirée, et peut-être, c’est de l’ordre de l’inconscient. Mais tout ce qui nous nourrit nous inspire : un livre, une chanson…

– Même Macron peut inspirer ; n’en as-tu pas apporté la preuve ?

Mais oui ! Même la merde peut être inspirante ! De toute manière l’indignation, c’est sain. Ça n’engage que moi, mais je le pense. La faculté de s’indigner et l’esprit critique sont précisément ce qui nous différencie de l’animal ou du militaire. La bête et le militaire n’ont pas cette capacité, l’un perce qu’elle écoute son instinct, l’autre parce qu’il écoute les ordres. Et encore, ce n’est pas toujours vrai pour l’animal. Déjà aucun animal n’est homophobe, et l’homosexualité existe chez bon nombre d’espèces, partout dans la nature. L’humain est la seule espèce qui exclut un individu de sa meute à cause de ses préférences sexuelles. On ne va pas se faire violence et marcher sur notre conscience pour admettre des choses avec lesquelles on n’est pas d’accord.

 

 

Le site de mademoiselle Bihl, c’est là–>

 

 

 

 

Miren Funke

photos : Carolyn C

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