Archive | février, 2019

Carnets de doléances de Calamity John …

23 Fév

En préambule, une chanson qui résume bien ce qui préside à l’arrivée de Calamity John dans ce blog collectif, à toi, JR … (le boucmaker)

 

Carnet de notules acidulées, voire pire… Ce sont les contre-chants de la désastritude ou les 36 raisons de fracasser une chaise sur quelqu’un… Première salve.

D’abord, il y a les salles mixtes, on y boit, on y mange, un(e) saltimbanque s’agite en fond de scène en accompagnant de son mieux la java des fourchettes, la polka des verres, le gymkhana des serveurs, les percussions de portes de frigo qui claquent, la vaisselle qui crépite, et parfois en bonus, la machine à glaçons ajoute ses rafales… On a rarement tout ça en même temps, quoi que, mais quelques uns de ces échos suffisent à pourrir la soirée.

PhotoDR (Toute ressemblance… etc )

Ensuite, il y a les spectateurs-smartphones, qui tiennent au courant les copains absents en tapotant sur leur écran après avoir brandi leur engin pour faire une photo timbre poste, souvent floue, et très mal exposée, afin de faire savoir aux pantouflards télévisuels que eux, ils sont sortis et qu’ils s’éclatent, la preuve avec la photo et/ou un bout de vidéo carrément immonde. Parfois, ils se croient obligés de commenter avec leur voisin-voisine… Qui étant dos à la scène, mais le nez dans son assiette, évidemment … Ça s’est vu…
Et pendant ce temps Old Timer Calamity John qui s’est mis au fond de la salle pour bien voir toute la scène, regrette amèrement de ne pas avoir sa Winchester modèle Josh Randall, ou son Colt Peacemaker pour flinguer tous ces petits écrans qui lui gâchent la vue …

Enfin, enfin, il y a aussi les copains de l’artiste, venus soit en soutien amical, en amenant des amis pour faire découvrir, et qui se croient obligés de commenter en direct pour les néophytes ce qui se passe sur scène au cas où ces demeurés ne sauraient capter la substantifique moëlle, soit ils sont venus se montrer, eux les happy fews privilégiés, qui n’ont pas besoin d’écouter , mais qui font les importants en blablatant, le verre à la main de préférence. Et je suis sûr que ceux qui sont en scène pensent parfois : « Gardez-moi de mes amis, mes ennemis je m’en charge. » La vie d’artiste, c’est pas tous les jours dimanche… mais…

Prochainement, dans les grincheries d’Old timer, nos amis les artistes, y a pas de raison, il en faut pour tout le monde.

Et comme tout finit par des chansons, voici le témoignage de ce bon Nino, qu’on peut sous titrer « Tranche de vie d’artiste »

Ce sont des choses vues, hélas…  But the show must go on… malgré tout…

Calamity John.

David Mc Neil…

18 Fév

Comment naissent les chansons ?

Les chansons naissent dans la frime
Et les dictionnaires de rimes
S’y ennuient*

.
J’avais plutôt dans la mémoire,

 Les chansons naissent dans la brume ,
dans une dominante bleue
Où le mauve fait ce qu’il peut,
la page blanche se noircit laissant parfois une éclaircie
Une lisière dans la marge Où passe comme un vent du large

Cette paraphrase de Jean-Piere Kernoa – dans Mauve– est venue en filigrane après avoir lu « Quatre mots, trois dessins et quelques chansons. »

Pour David Mc Neil, les sources sont multiples, que ce soit sur mesure – pour les amis ou collègues choisis-  ou en toute liberté poétique, il a tracé une route personnelle entre road movie hippie et chroniqueur amusé de la vie qui va. Sur les routes d’un Kerouac nonchalant ou dans les bleus méditerranéens, c’est le chemin d’un bluesman désinvolte, un flaneur au regard Doisneau, éternel amoureux des belles passantes celles de Brassens ou de Passy, de Zanzibar ou de Paname,

Qu’on soit Johnny Cash ou Coltrane
C’est toujours la même poussière qu’on traîne
Comme la petite fugueuse
Qui nous chantait Freight Train
Du temps qu’on était beaux

C’est aussi l’allégorie de la nostalgie d’Angie, ou les douzes mesures d’un blues, ce blues qui n’a pas grand chose à voir avec le R&B dont le R est celui de Roux et le B celui de comBaluzier… C’est un beau livre, grave et gracieux, élégant, qui raconte un peu de sa vie et beaucoup de ses chansons, et réciproquement. Intime sans être impudique, souvenirs d’un esthète, seul dans son coin, mais avec de bons compagnonnages, par exemple ceux-là,

Et dans « Ma guitare et moi, partenaire de création,  quelque chose qui a dû plaire à Jo Moustaki…

Cette balade musicale et biographique est une excellente synthèse de tout ce qui fait naître une chanson quand elle fleurit sous la plume d’un inventeur d’histoires loin  des fourches caudines de la dictature du code barre et du marketing.

Et pour quelques pages de plus  dans les romans et récits  de David Mc Neil,

  • Lettres à Mademoiselle Blumenfeld, L’Arpenteur, 1991; Gallimard, coll. « Folio » no 2474.
    Tous les bars de Zanzibar
    , Gallimard, 1994, coll. « Blanche » ; 1994, coll. « Folio » no 2827.
    Si je ne suis pas revenu dans trente ans, prévenez mon ambassade, Gallimard, 1996, coll. « Blanche ».
    La Dernière Phrase, Gallimard, coll. « Blanche », 1999.
    Quelques pas dans les pas d’un ange Gallimard, coll. « Blanche », 2003 ; coll. « Folio » no 4183.
    Tangage et roulis, Gallimard, coll. Blanche, 2006 – prix Le Vaudeville
    Angie ou les Douze mesures d’un blues, Gallimard, coll. « Blanche », 2007.
    28 boulevard des Capucines. Un soir à l’Olympia, Gallimard, coll. « Blanche », 2012.
    Quatre mots, trois dessins et quelques chansons, Gallimard, coll. « Blanche », 2013.
    Un vautour au pied du lit, Gallimard, coll. « Blanche », 2017.

Il y a aussi de belles pages dans des livres disques « jeune public » témoin avec ces lignes, là on peut se dire qu’il est urgent de retrouver son enfance,

Quand les chats étaient verts C’était il y a longtemps, quand les chats étaient verts du début du printemps à la fin de l’hiver. Mais sont venus des snobs qui, un jour sans raison, voulurent changer de robe comme on change de saison… Commença l’escalade de « tout gris » en « tigré », noir et blanc, marmelade, différents pedigrees. Mélangeant des peintures, mêlant l’or et l’argent, s’échangeant des teintures afin de plaire aux gens… Voici les chats qui prennent toutes les couleurs, toutes sauf le vert, dont l’espèce disparaît. On essaya d’en retrouver, en vain. Puis ce fut la guerre des couleurs, et l’exclusion. Mais comme le goût des gens est très souvent changeant, ils achetèrent les chiens d’un marchand dalmatien.

Retrouver l’enfance et  partir en voyage avec ce message «Si je ne suis pas revenu dans trente ans, prévenez mon ambassade. »  Le  temps de faire le tour de tous les bars, de se tricoter  quelques souvenirs, et revenir dans son village vivre le reste de son âge,  mais

Qu’on soit Mozart  ou Chopin
Ou qu’on soit John Coltrane
Pussy Cats c’est toujours
Le même vieux blues qu’on traîne.

Hasta la vista… 

Norbert Gabriel

*Extrait de Mauve, JP Kernoa/Maxime Le Forestier

 Le site  de David Mc Neil  c’est là —>

Yves Jamait en concert au Théâtre Femina de Bordeaux : entretien avec l’artiste

13 Fév

Samedi 19 janvier Yves Jamait retrouvait son public bordelais au Théâtre Femina, qui l’a déjà accueilli précédemment, pour porter à sa rencontre les chansons de son dernier album « Mon Totem ». L’artiste, amenant à un public fort enthousiaste un cadeau supplémentaire dans ses bagages avec la présence d’Agnès Bihl [entretien à suivre] pour assurer sa première partie, enjoua comme à son habitude, d’une mise en scène drôle et tendre le spectacle qui allait consacrer un peu plus de deux heures à nous faire découvrir ses nouvelles chansons et nous happer dans la douleur et la fièvre, l’ivresse et l’amusement, la joie et le chagrin, l’amour et l’humour des émotions qui les ont fait naître et qu’elles véhiculent et transmettent. Il fut question d’hommage, de deuil, de combativité, d’amitié, de dérision, de volonté de vie, d’enfance, de féminité, de temps qui passe et de souvenirs qui restent : des thèmes cruciaux qu’on a plaisir à retrouver dans les chansons de l’homme qui pose un regard souvent lucide et perspicace, pigmenté d’une poésie très humaine sur le négatif comme sur le positif des expériences de vie. Car c’est aussi une philosophie qui se dégage de la chanson éponyme de l’album : tout garder de la vie, le bon comme le mauvais, le nuisible comme l’agréable, car au final tout construit et constitue ce que nous sommes devenus en le transcendant et en l’aimant. C’est sans doute pourquoi Yves Jamait ne priva pas le public de l’interprétation de beaux souvenirs parmi lesquels « Jean-Louis », « Dimanche », « C’est l’heure », « C’est pas la peine », « Des mains de femmes » ou encore « De verre en vers » qui amorça le concert. Sans doute pas assez, mais c’est un spectacle de huit heures qu’il aurait fallu pour tous les entendre, quoi que ça n’aurait pas été pour déplaire au public, à plusieurs reprises entièrement debout, et dont la réactivité emplissait le Théâtre d’une humanité toute chaleureuse, jusqu’à la reprise en chœur du refrain de « J’en veux encore » qui s’éternisa un moment en fin de concert. Si Yves Jamait chante « j’ai souvent tutoyé la lune, dans mes errances de fortune » (« Mon totem »), ce soir là, comme souvent, c’est le public qui tutoyait Yves Jamait, rappelant que se rendre à un concert du chanteur, c’est un peu toujours comme aller écouter un copain, un copain certes un peu (voire beaucoup) plus magicien que les autres, mais un copain : proximité humaine et familiarité débordèrent de la scène pour se répandre entre les gens, les toucher au cœur et créé un biotope émotionnel au sein duquel chacun se sent un peu lié à tous, et tous liés à et par l’artiste, d’autant que le trio de musiciens qui l’accompagnait déjà lors de la tournée précédente, Samuel Garcia (accordéon, orgue, piano), Jérôme Broyer (guitares, basse) et Mario Cimenti (batterie, percussions, basse) semble soudé d’une intelligence toute intuitive et « frèrer » de cette même sensibilité. Soirée très chaleureuse et étoilée, au cours de laquelle l’artiste ralluma quelques « jardins extra-ordinaires qui poussent dans la boue » (Le temps emporte tout »), de ces jardins qui offrent un moment de répit pour se ressourcer à de belles émotions dans un Bordeaux encore embrumé de parfums de colère digne et légitime et d’odeurs des lacrymogènes projetés plus tôt dans l’après-midi sur les manifestants du mouvement social, auxquels Yves Jamait comme Agnès Bihl exprimèrent leur soutien et leur sympathie. Le temps emporte-t-il donc vraiment tout ? Pas sûr ; pas tout de suite en tous cas… Quelques heures auparavant Yves Jamait le peintre acceptait d’interrompre la réalisation d’un tableau pour nous accorder un entretien pour parler des chansons d’Yves Jamait le chanteur.

 

– Yves bonjour et merci de nous recevoir. Les arrangements de ce dernier album ont été réalisés par les trois musiciens qui t’accompagnaient lors de la tournée précédente, au cours de laquelle l’accord autant artistique qu’humain entre eux et avec toi était très perceptible, Samuel, Jérôme et Mario. Comment s’est organisée cette réalisation ensemble ?

C’est exactement la même équipe, d’autant que ceux sont eux qui ont arrangé l’album. L’album d’avant avait été arrangé par Samuel et les deux gars de Tryo, Manu et Danielito. Et comme il y a eu une belle dynamique durant la tournée avec ce groupe de musiciens, j’ai proposé aux trois d’arranger les chansons de ce nouvel album. Je leur avait demandé un truc un peu difficile, parce que ce n’est pas évident d’arranger à plusieurs. Ils m’ont demandé ce que je voulais. J’ai dit : « étonnez-moi ! ». Et ils m’ont bien étonné. Donc c’est d’autant plus légitime qu’ils soient encore là sur cette tournée ci.

 

– Prenant en considération que sur l’enregistrement studio, chacun a recours à une quantité impressionnante d’instruments, comment vont-ils adapter ces arrangements sur scène,  sans en perdre trop d’éléments sonores qui font la richesse des chansons ?

C’est Samuel qui se débrouille avec les deux autres, comme c’est lui le directeur artistique, enfin directeur musical. Alors on a utilisé un petit peu de machines ; c’est la première année. C’est pour des sons un peu exceptionnels, de petites séquences. Il n’y aura pas de saxophone sur scène cette année. Mais ça reste anecdotique ; les morceaux sont similaires à ce qu’ils sont sur l’album.

 

– Sur le plan instrumental, l’album se parfume de saveurs sonores exotiques, avec des rythmes entraînants et des influences provenant des traditions musicales d’autres continents. Est-ce l’initiative des musiciens d’avoir amené les chansons vers ces pistes là ?

Je mets une intention. J’enregistre ma guitare et ma voix au clic ; je mets des chœurs si j’en ai envie, de sorte à leur montrer où je veux aller et mettre mon intention. Ensuite ils avaient absolument carte blanche sur tout. Et dans plusieurs cas ce sont eux qui ont amené les chansons là où elles sont ; néanmoins en général les chansons suggéraient déjà à la base d’être amenées dans cette direction. Mais de toute façon, je fais tout le temps le même album. Je me sens comme quelqu’un qui peint et ressasse ses fondamentaux. C’est sûr que ce que j’ai fait quand j’avais 40 ans n’est pas la même chose que ce que je fais à 57. Mais je pense remuer les mêmes émotions. Le temps qui passe est un sujet sur lequel je suis en boucle, et je me sens de plus en plus concerné par lui.

 

– Peux-tu nous expliquer le choix du titre de l’album « Mon Totem » ?

En général je prends toujours le titre d’une chanson pour nommer l’album, parce qu’une chanson me le suggère. Et ça a été encore le cas. Ce qui englobe l’album est mon totem : le totem, c’est l’espèce de figure symbolique qu’on prend pour représenter sa vie, sa famille, ses douleurs, sa tribu. Ça m’a permis de rassembler tous ces thèmes autour du totem. Quant à la chanson « Mon totem », on est plus dans la conceptualisation à l’amor fati de Nietzsche, qui disait qu’il faut aimé la vie telle qu’elle est au point de vouloir la revivre éternellement, le bien comme le mal. Et dans la chanson, c’est ce que je dis : s’il fallait revivre tout ce que j’ai vécu, même des choses pas super, pour en arriver à faire ce que j’aime aujourd’hui, je le referais sans problème. Effectivement, pour revenir aux arrangements des musiciens, pour ce qui concerne cette chanson, je ne m’attendais pas du tout à ce qu’ils l’amènent là : je l’avais fait presque assez reggae, et ce sont eux qui l’ont amenée vers ce côté rockabilly, et comme c’était très drôle et original, ça m’a séduit.

 

– L’hommage aux femmes n’est pas un thème inédit dans ta discographie, où de nombreuses chansons témoignent de la reconnaissance et de la considération qu’un « homme comme toi » leur porte. On le retrouve sur cette album avec la chanson « Celles » qui, sans brandir de féminisme politique, exprime une forme de féminisme dans son essence d’humanisme. Est-ce un de ces fondamentaux dont tu parlais qu’il te tient à coeur de réaffirmer ?

Je ne le vois absolument pas comme du féminisme. Je suis né dans une famille mono-parentale ; il n’y avait que ma mère. C’est ma marraine qui m’a élevé et ma mère était aussi soutenue par ma grand-mère, qui était elle aussi seule, du fait que mon grand-père soit mort : j’ai été élevé par des femmes, entouré par des femmes ; quelque soit mon âge, mes plus gros soutiens dans ma vie ont été des femmes. C’est aussi bête que ça ; je ne cherche pas à faire dans le féminisme. Ce n’est pas un militantisme chez moi ; ça me paraît tellement évident. Enfin ça l’est de fait, puisque ça va à l’encontre de ce patriarcat tellement con -et tellement faux, parce que dans la réalité tout le monde, même le plus gros costaud, s’appuie sur sa maman ou sur une femme-. Ça ne devrait même pas se discuter. Le problème c’est un problème religieux et le problème de mecs persuadés qu’avoir de grosses couilles et une grosse bite leur permet d’être dominateurs. Ce n’est même pas évident que chez les animaux, ce soit la même chose. Je voulais parler des femmes, de ce qu’elles représentent pour moi, et pas forcément le cliché de la douceur. Ma mère était quelqu’un qui se prenait en main ; c’était pas la « mama gâteau », ou la « mama juive » ou je ne sais pas quoi. Elle nous a élevés pour qu’on parte, pas pour qu’on reste. Il faut ressasser tout ça, parce qu’à entendre ce qu’on entend encore en 2018, ça paraît tellement bête, ce patriarcat. J’aime beaucoup le mot de féminitude : je sens que j’ai de la féminitude aussi. Je ne sais pas en quel pourcentage, mais je me sens féminin aussi.

 

– Tu as paradoxalement choisi de mettre en musique sur ce même album un texte de Bernad Joyet, « Je ne vous dirais pas », qui à l’heure de l’agitation autour de la dénonciation de comportements séducteurs abusifs et harceleurs, sonne comme une réponse délicate et astucieuse, à certains de ces excès et effets pervers. Pourquoi vouloir enregistrer côte à côte ces deux chansons qui expriment chacune un propos très différent quand aux rapports entre hommes et femmes?

C’était drôle justement. Ça me permettait d’éviter de dire que je caresse les femmes dans le sens du poil pour être bien vu. Je voulais aussi dire qu’aborder une femme sans passer pour le gros pervers est un peu compliqué aujourd’hui. Je me sens moins concerné maintenant, parce que je suis avec quelqu’un que j’aime et n’ai pas besoin d’aller draguer. Mais j’ai probablement une ancienne façon d’aborder les femmes qui pourrait peut-être être considérée comme agressive ou perverse. C’est toujours un peu délicat, et je trouvais rigolo la façon dont Joyet l’avait amené. En fait il m’avait passé cette chanson un an auparavant. Mais tant que je n’avais pas écrit « Celles », je ne lui avais pas prise. Une fois que j’ai eu écrit « Celles », je me suis dit que « Je ne vous dirais pas » ferait un peu le contre-poids. D’ailleurs j’avais failli retirer « Celles » avant, en pensant que la chanson n’était peut-être pas bonne, car elle était moins bien écrite. Et puis la maison de disque m’a dit : « mais ça va pas ??? ». Donc j’ai retouché l’écriture. J’aimais bien le refrain, mais je trouvais qu’il allait un peu dans la facilité et justement quand on écrit là dessus, c’est très difficile de ne pas avoir l’impression de racoler. Du coup « Je ne vous dirais pas » fait le contre-poids d’un éventuel racolage perceptible. Et puis l’écriture, c’est Joyet, et Joyet, c’est toujours bien. Alors c’est sur que c’est totalement en rapport avec l’actualité et qu’il s’agit de dire « bon, je reste un mec, et il m’arrive de me retourner sur une femme et pas forcément pour regarder le dos de la tête ». On a aussi une sexualité dans un cadre sociétal, avec une judéo-chrétienté qui reste très ancrée chez chacun de nous, même quand on n’a pas eu d’éducation religieuse qui fait qu’on a encore des réflexes. Alors peut-être qu’un jour on arrivera à une sorte de perfection dans les rapports… en attendant les gens ne se parlent plus dans la rue ; ils vont sur meetic.com. Je suis content de ne pas avoir fait partie de cette génération là. Effectivement en allant accoster une nana, je risquais de lui dire un truc qui peut-être n’allait pas lui plaire, en plus j’étais un peu « grossier » à la Coluche ; c’était l’époque où le second degré n’était pas vu comme aujourd’hui. Mais j’ai fait des rencontres comme ça et je n’ai pas eu la sensation de forcer qui que ce soit. C’est très compliqué. Aujourd’hui si je dois aborder quelqu’un, j’attendrais qu’on m’aborde.

 

– En parlant d’évolution des mœurs, as-tu voulu dénoncer par la chanson « Les mêmes » l’uniformisation des modes de vie qui se répand sur toutes les cultures ?

Dénoncer, non. Qui serais-je pour me permettre de dénoncer ? Simplement je fais des constats, et d’abord je fais des chansons. Je ne ferait jamais passer le fait de dénoncer avant celui de faire une chanson. Si un bon sujet ne fait pas une belle chanson, je ne garde pas. Ceci dit tous les sujets peuvent être bons : là, il y a des canards [désignant mon sac à main orné de dessins de canards], si je peux garantir de faire une bonne chanson sur les canards, je la ferais sans hésiter. J’ai peu voyagé quand j’étais gamin ; je ne suis pas un voyageur à la base. Mais avec mon boulot je voyage un peu plus ; j’ai eu l’occasion de sortir un peu plus souvent du territoire. Je me souviens d’un truc qui m’avait choqué en arrivant à Moscou en Russie, j’ai reconnu le logo d’IKEA, qui était écrit en cyrillique, mais on le reconnaissait parfaitement. IKEA m’a fait lire le cyrillique, dis donc ! C’est surprenant de voir partout à peu près les mêmes choses ; maintenant il faut être perspicace pour voir les différences qu’il y a entre les peuples, extérieurement parlant. J’avais un pote qui se marrait dans les années 80 en disant que ce qu’il voudrait ce serait pouvoir bouffer au McDo sur la Place Rouge… Mais quel intérêt ? Quand on voyage on prend dans la gueule la victoire du néo-libéralisme. A voir des boutiques Zara au Portugal, j’ai l’impression d’être dans la rue de la Liberté à Dijon ! Ce sont les mêmes choses partout. A l’époque où je regardais encore un peu la télé, arrivé dans des hôtels, je reconnaissais la Star Ac ou n’importe quel programme de télé-réalité en Pologne ou partout ailleurs. Tu vois des abrutis et sans parler la langue, tu sais qu’ils sont abrutis. Les modes vestimentaires sont les mêmes partout. Il y a une forme d’uniformisation, accompagnée en général d’un discours télévisuel sur l’acceptation des différences. Mais la différence, elle commence là. C’est peut-être bien ; certains pays peut-être se démocratisent. Mais quand on voit ce qu’on fait de notre démocratie, je ne sais pas si c’est si bien que ça. C’est juste ça : un constat. Je ne me sens pas porte-parole ou comme un type qui va faire découvrir une vérité à qui que ce soit. En général on ne fait jamais que conforter les gens dans une émotion ou un sentiment.

 

– Mais n’y a-t-il pas selon toi de chanson capable de réveiller une conscience ou de changer la façon de penser de quelqu’un ?

Je ne crois pas une seconde. Et je suis en plus quelqu’un qui a été très touché par la Chanson, et pour qui les chansons ont été primordiales dans la vie. J’ai longtemps pensé que Maxime Le Forestier m’avait ouvert les yeux. Mais en fait mes yeux ne demandaient qu’à être ouverts. J’ai croisé ce chanteur, mais ça aurait pu être un autre ou de la lecture. Je crois, et c’est ce que disait Jacques Brel, qu’on naît de gauche ou de droite. Je pense fondamentalement qu’il y a quelque chose comme ça, même si c’est moins manichéen que ça, parce qu’on est beaucoup plus complexes. Mais on naît avec des sensibilités. C’est ça être soi : savoir ce qui nous plaît vraiment, à quoi on est vraiment sensible. Je pense que c’est une sorte de carte mère qu’on a déjà en nous ; enfin je le ressens ainsi. Après il y a des choses qu’on peut aimer et dont on ne le saura jamais, parce qu’on ne les aura pas rencontrées. Peut-être que j’adorerais le contact d’une baleine, mais comment le saurais-je ? Il y a des gens qui découvrent très tard ce qu’ils aiment et leurs inclinaisons. Et c’est ce qui pousse à vivre. Je suis au début de l’aube de l’aurore de la soixantaine, et je continue de vivre pour ça. D’ailleurs je me suis dit l’an dernier qu’il restait plein de choses que j’aurais voulu faire, et j’ai lu 25 bouquins ; j’ai fini mon dernier Dostoïevski, et après j’attaque Proust et je veux lire des choses que je n’ai jamais lues. Je me fais plaisir dans la découverte et j’ai la sensation de découvrir plus de choses que quand j’avais vingt ans, où je découvrais les champignons hallucinogènes, l’herbe et les joies d’autres choses. Aujourd’hui ma vie intérieure est beaucoup plus riche ; je passe plus de temps en introspection que j’en passais jadis.

 

– Peux-tu nous parler de la chanson « Pas les mots », ode à l’amitié adressée à ton manager et compagnon de route Didier Grebot ?

C’est né assez bêtement : j’avais un début de bout de chanson d’amitié, deux-trois vers qui traînaient. Et je pensais à lui : ça fait quinze ans qu’on est ensemble et c’est vrai qu’on ne se dit pas grand chose en général. Didier ne sort pas ; nous n’avons pas le même sens de la sortie, on ne fait pas de bringue ensemble. On en se dit pas forcément les choses. Par contre on sait que c’est là ; c’est évident. Quand il vient me voir pour me dire « dis donc, là t’as été un peu potache », je suis tout à fait d’accord : on le sait tous les deux. Cette chanson est une occasion de rendre hommage à une personne qui me suit depuis le début et sans qui, même avec tout le talent qu’on m’accorde -et je n’aime pas ce mot là, qui pour moi ne veut rien dire- je ne serais pas là. Je me repose beaucoup sur lui.

 

– Le thème du deuil est malheureusement aussi présent sur cet album comme sur le précédent où la chanson « J’ai appris » rendait un hommage vibrant à Jean-Louis Foulquier. A qui est dédiée la chanson « Qu’est-ce qui t’a pris » ?

A David qui a été mon régisseur pendant longtemps et que j’appelais mon « régifrère », qui était le monsieur qui me servait à boire sur scène, qui avait de grandes dreadlocks, et qui était un mec aussi sur qui je pouvais me reposer, s’est suicidé fin décembre 2015. C’était bouleversant. Ça faisait deux ans qu’il ne travaillait plus avec nous ; il avait même arrêté le métier. Et on était tous à se demander « qu’est-ce qu’on a fait ? Qu’est-ce qu’on n’a pas fait ? Qu’est-ce qu’on aurait du faire ? ». J’ai écrit cette chanson quasiment le jour de son enterrement. Et ça a fait du baume au cœur à sa maman que j’ai écrit une chanson comme ça, donc je suis en tous cas content de ça. Et ça permettait de parler du suicide, sans jugement, et de nos sentiments. Il avait deux filles comme moi, à peu près de l’âge de mes grandes, donc il laissait deux gamines et je pensais aux miennes et à tout ça.

 

– Dernière question avec un petit retour en arrière sur une chanson de l’album « Amor Fati » qui revêt un caractère sinon prémonitoire, du moins très actuel, suite à l’initiative récente du député du Vaucluse Julien Aubert qui a encore ramené sur le devant de la scène cette lubie d’imposer la condition d’un prénom de « culture française » en condition à l’obtention de la naturalisation pour les citoyens issus de l’immigration, sous prétexte de facilité leur intégration dans l’identité culturelle nationale : la chanson « Les prénoms » qui exprimait de la sympathie tant pour les prénoms traditionnels français que pour les prénoms d’origine étrangère, en rappelant que la réalité de la France dans laquelle nous vivons a été construite par des gens de diverses origines. L’avais-tu écrite à l’époque aussi pour moquer le dérisoire ce genre de fausse problématique ?

On est rarement en prémonition hélas : on n’invente rien. Moi qui lis beaucoup d’auteurs du XIX ème, je m’aperçois que les thèmes, les revendications et les critiques étaient déjà les mêmes. Donc « Les prénoms », « Y en qui », « Le maillon » sont des chansons qui malheureusement pourront se rechanter dans vingt ou trente ans, même si leur musiques risquent d’être ringardisées. On pourrait de façon facile dire que ces gens sont des abrutis. Je ne sais pas dans quelle France sont nés ces gens là, probablement une France d’après-guerre bien française où on est entre Français. Moi aussi, je suis né dans une France assez raciste ; je l’étais moi-même sans le savoir. La première fois que j’ai été à Paris et que j’ai vu tant de Noirs, j’étais stupéfait. A Dijon, on en avait de temps en temps un ou deux dans la classe, qui courait vite… enfin on était tous avec ce genre de clichés répandus. On va dire pour ne pas être méchant avec ce monsieur là, qui doit être encore dans ces idées, qu’il va falloir qu’il en sorte, parce que de toute façon la France n’est pas celle qu’il a connue et ne sera plus jamais celle-là, et puis que les temps changent. Ma fille aînée était dans une école publique qui se trouvait être à côté d’un quartier de religieux intégristes, donc à son anniversaire, les copains présents s’appelaient Marie-Victoire et Pierre-Alexandre ; et ma seconde était dans un autre bahut, où ses copains s’appelaient Mouloud et Rita. Et je préfère que ce soit Mouloud et Rita, parce que la réalité, la vraie vie, elle est là. Ma toute petite est dans une classe où les prénoms sont très colorés, et c’est excellent. Mais dans ma chanson je parle aussi de cette vieille France ; je ne crache pas dessus. Je dis juste que j’aimais bien Marcel, Roger et Jeanine autant que j’aime Mouloud et Karim. J’avais envie de rendre hommage à la France de nos parents, et en même temps de dire qu’il y avait aussi des Italiens, des Espagnols, des Africains, qui ont été traités mal, qui étaient ouvriers. Plus ça se mélangera, mieux ce sera. Je pense que le mieux est dans le mélange. Après tout dépend comment ça se fait et comment c’est accompagné politiquement.

 

Miren Funke

photos : Carolyn C

nous remercions Didier pour sa gentillesse et sa disponibilité.

Avec Daniel Fernandez et Didier Grebot, Jazz aux Puces ©NGabriel

 

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Douce France… Histoire compliquée d’une chanson simple…

5 Fév

 

Grâce à cette chanson, Trenet a eu le privilège d’être poursuivi par la milice et les allemands pour résistance larvée, puis 3 ans après par les comités d’épuration pour collaboration suspecte. Une aberration comme celle qui verra « Les ricains » de Sardou,  vilipendé aussi bien par les gaullistes que par ceux qui y ont entendu une sorte d’hommage aux nazis, parce que les premières mesures d’intro étaient un chant de l’armée allemande, avec bruit de bottes… Ce qui montre que la « chansonnette » peut déclencher des batailles d’Hernani aussi fulminantes qu’un discours extrémiste.

 

En bref, sur Trenet et la période 40-45, son comportement a été plutôt exemplaire, il a été fidèle à ses principes de fou chantant, à savoir créer gentiment des situations quasi burlesques qui déroutent toutes les autorités de tutelle cherchant à l’embarquer dans des aventures douteuses. (Toutes les sources précises dans le livre de Richard Cannavo, Hidalgo Editeur, 1989)

 

Douce France, dépôt de la chanson en1943 , et voici quelques versions diverses:


Charles Trenet

Trenet 1966

 

Carte de séjour

 

Michel Legrand Orchestra  avec Stéphane Grappelli

 

Fiona Monbet (Souvenir de la soirée du 26 novembre 2015 avec Fiona Monbet et Laurent Courtois )

 

Jazz live Bluedrag Project

 

L’Orchestre Paris Tour Eiffel – Accordéon jazzy

 

Piano Bar – Gautier Depambour

Pour mémoire?

Il revient à ma mémoire
Des souvenirs familiers
Je revois ma blouse noire
Lorsque j’étais écolier
Sur le chemin de l’école
Je chantais à pleine voix
Des romances sans paroles
Vieilles chansons d’autrefois

Douce France
Cher pays de mon enfance
Bercée de tendre insouciance
Je t’ai gardée dans mon cœur!
Mon village au clocher aux maisons sages
Où les enfants de mon âge
Ont partagé mon bonheur
Oui je t’aime
Et je te donne ce poème
Oui je t’aime
Dans la joie ou la douleur
Douce France
Cher pays de mon enfance
Bercée de tendre insouciance
Je t’ai gardée dans mon cœur

Oui je t’aime
Et je te donne ce poème
Oui je t’aime
Dans la joie ou la douleur
Douce France
Cher pays de mon enfance
Bercée de tendre insouciance
Je t’ai gardée dans mon cœur
Je t’ai gardée dans mon cœur…

 

Autre chanson assez résistante, La poule zazoue…  en 1943, mais ceci est une autre histoire …

 

Norbert Gabriel

Malraux et Mauriac devant la politique: traîtres ou fidèles?

4 Fév

Il peut sembler bizarre que l’on s’intéresse principalement, et à titre égal, à deux écrivains apparemment si disparates que Mauriac et Malraux, le croyant invétéré et l’agnostique absolu, le provincial enraciné dans son Bordelais même quand il vit à Paris et le petit banlieusard plutôt déraciné qui se cherche en Indochine, en Espagne, en Inde et ailleurs. Nous verrons qu’ils se rejoignent sur plus d’un plan.

Mauriac est sans conteste l’un des plus grands polémistes du siècle. Il s’est prononcé sur toutes les grandes questions de son temps, à ses risques et périls. Malraux, de son côté, est le type même de l’écrivain engagé, bien avant que ce ne soit à la mode. L’un et l’autre ont été, à divers moments, traités de traîtres, y compris pour leur adhésion à de Gaulle. « En politique, note Mauriac, s’engager sur une certaine route, c’est d’avance consentir à être jugé bassement » (1.1.58).1 Mais qu’en est-il au juste? Ont-ils trahi leurs engagements précédents, ou sont-ils restés fidèles à eux-mêmes? C’est ce que nous allons essayer de déterminer.

Tout d’abord, ni l’un ni l’autre ne semblaient destinés à s’intéresser à la politique. Le jeune Malraux tel que nous le rencontrons dans les mémoires de sa première femme, Clara, par exemple, tient plutôt du dandy qui fréquente des dîners littéraires, chine des livres rares chez les bouquinistes, tâte de l’édition de luxe et un peu porno sur les bords, et se fait la main en écrivant ses premiers textes farfelus ou des articles de critique littéraire ou artistique.2 Le jeune Mauriac, monté à Paris pour étudier à l’Ecole des Chartes, passe son temps à écrire de la poésie et à fréquenter des salons littéraires. A 40 ans encore, il dira que l’homme de lettres n’a que faire de la politique et que lui-même se sent aussi étranger à ceux qui s’en mêlent « qu’à la corporation des hommes-sandwichs ou à celle des croque-morts ».3 Pour le grand polémiste des Bloc- Notes, la politique est impure par essence (9.6.63), elle est « ce qu’il y a de plus impur au monde »4, ou, selon le mot de Goethe que Mauriac choisit d’appliquer non à l’histoire mais à la politique, « ce brouillamini d’erreurs et de violences » (1.4.54).

Comment se fait-il que ces deux hommes ne soient pas restés sagement assis au salon ou au restaurant, qu’ils se soient l’un et l’autre engagés dans les luttes de leur temps, qu’ils aient provoqué de telles réactions de haine ou de déception, qu’ils aient été attaqués, menacés de mort et traités de traîtres?

1 Les dates entre parenthèses dans le texte renvoient aux cinq volumes des Bloc-Notes disponibles chez Flammarion (1959-70) ou dans la magistrale édition annotée de Jean Touzot dans la collection Points (Seuil, 1993).
2 Clara Malraux, Le Bruit de nos pas, surtout tome I: Apprendre à vivre , Grasset, 1963. Voir aussi l’étude minutieuse
3 Cité par Jean Lacouture, François Mauriac, Seuil, 1980, p. 290
4 Le Baillon dénoué dans le tome XI des Œuvres complètes, Fayard, 1952, p. 435.

Pour Malraux, il semble que le déclic ait eu lieu pendant son aventure indochinoise. Partant à la recherche de bas-reliefs à vendre à des collectionneurs américains pour renflouer les caisses familiales après ses déboires boursières, Malraux est aussi à la recherche de lui-même, du sens de l’aventure humaine à l’aide du repoussoir d’une autre culture, d’une autre façon de se situer dans l’univers. Inculpé et jugé pour vol d’objets d’art, Malraux rencontre la justice – ou plutôt l’injustice – coloniale: là où lui bénéficie d’un sursis, un indigène se serait fait couper les mains. Peu après sa libération il retourne à Saïgon, fonde un journal anticolonialiste, L’Indochine – suivi, après fermeture, par L’indochine enchaînée – et participe au mouvement Jeune Annam.

Le pli est pris: au-delà des multiples légendes entourant ses prétendues activités révolutionnaires en Chine – légendes cultivées ou encouragées par l’intéressé lui-même – 5, Malraux se démène dans la lutte antifasciste en Europe, intervient en faveur de condamnés en Allemagne hitlérienne, s’engage immédiatement et de façon efficace pendant la guerre civile en Espagne où – « Coronel Malraux » – il équipe et commande l’escadrille España, collecte des fonds aux Etats-Unis et réalise son remarquable film, Sierra de Teruel (rebaptisé Espoir ), pour soutenir la République jusqu’au bout. Fait prisonnier pendant la 2ème Guerre Mondiale, Malraux s’évade et, après avoir passé deux ans sur la Côte d’Azur, finit par s’engager dans la Résistance et, sous le nom du Colonel Berger (personnage fictif des Noyers de l’Altenburg écrits entre-temps) , commande la Brigade Alsace-Lorraine qui se bat à Dannemarie et participe à la libération de l’Alsace. Sur le plan de l’action, ses engagements multiples d’homme de gauche, sinon de communiste (il ne s’est jamais inscrit au parti que je sache), lui valent l’admiration des uns, la haine des autres.

Qu’en est-il de ses romans, qui mettent en scène plusieurs des grandes luttes politiques du siècle? Dans La Voie royale Perken, en homme politique un peu original, cherche à créer un royaume à lui, à « laisser une cicatrice sur la carte », mais meurt d’une gangrène, concrétisation du cancer du temps qui ronge toute entreprise humaine et de « la vanité d’être homme »6. Les Conquérants ne finissent pas mieux: Garine se jette dans l’action révolutionnaire en Chine sans toutefois aimer les pauvres pour qui il combat. C’est plutôt une fuite devant l’absurde, mais qui n’aboutit qu’à sa mort imminente. L’action révolutionnaire peut permettre, un certain temps, d’échapper aux questions essentielles, m’a dit Malraux, mais elle n’y donne pas de réponse adéquate.7 Trotsky critiquera vivement ce roman, trouvant que l’auteur aurait besoin d’une bonne innoculation de marxisme.8 Malraux est (et restera) un compagnon de route peu orthodoxe9 ; dans sa « Réponse à Trotsky »10 il souligne le fait que Les Conquérants sont un roman et non un traité politique. La politique sert ici plutôt de toile de fond pour les questions essentielles que Malraux se pose et nous pose.11

5 Voir entre autres la postface à la traduction allemande des Conquérants où Malraux est présenté comme directeur suppléant de la propagande de la révolution chinoise.
6 La Voie royale, Skira, p. 178.
7 Entretien d’André Malraux avec l’auteur, édité sous le titre « L’Art et le roman: L’Imagination visuelle du romancier » dans tome IV de la série Malraux chez Lettres Modernes, Malraux et l’art (1978).
8 Léon Trotsky, « La Révolution étranglée, » Nouvelle Revue Française, avril 1931, 488-500. Repris dans André Malraux, Cahier de l’Herne, 1982, pp. 38-44.
9 Dans un Bloc-notes Mauriac note: « Le jeune Malraux était communiste. Fut-il jamais orthodoxe? J’en doute beaucoup. Quel solitaire il était, qu’il me paraissait autonome, le garçon éblouissant qui venait me voir quelquefois, dans les années 20! […] Si Malraux avait été tué en Espagne, il eût été le martyr d’une autre cause que la foi marxiste » (5.1.57).
10 André Malraux, « Réponse à Trotsky, » Nouvelle Revue Française, avril 1931, pp. 501-507. Repris dans le Cahier de l’Herne pp. 45-48.
11 Voir le jugement de Mauriac en 1958: « Et aujourd’hui, parmi les vivants, l’une des œuvres les plus hautes, celle de Malraux, est née, il me semble, de l’engagement d’un jeune être dans ce combat spirituel et sanglant, qui oppose à la fois les corps et les esprits. Certes une œuvre comme la sienne transcende la politique; il n’empêche que la politique pénètre la condition humaine au point que c’est se condamner au néant, et singulièrement pour un romancier, que de prétendre l’ignorer » (27.9.58).

2

La Condition humaine – titre qui pourrait s’appliquer à toute l’œuvre de Malraux – apporte des bribes de réponse: le don de soi à l’action révolutionnaire ou à ceux que l’on aime, la solidarité, les « qualités du cœur » auxquelles on est obligé de croire, selon Katow, « surtout parce qu’on ne croit à rien »12. De nouveau, ce n’est pas la politique de Moscou qui prime – loin s’en faut, puisque Moscou lâche les insurgés de Shanghaï pour des raisons de Realpolitik – , mais le sens de la vie, « l’humaine condition » de Pascal dont la scène du préau reprend l’image brutale.

Le Temps du mépris s’inscrit clairement dans la lutte antifasciste que mène Malraux dans les années 30. Fait prisonnier par les Nazis, le communiste Kassner est soutenu dans sa lutte contre l’isolement et la torture par des camarades dont l’un se livre à la mort pour le faire libérer. Dans sa préface, Malraux souligne l’importance de cette communion humaine: « Il est difficile d’être homme. Mais pas plus de le devenir en approfondissant sa communion qu’en cultivant sa différence—et la première nourrit avec autant de force que la seconde ce par quoi l’homme est homme, ce par quoi il se dépasse, crée, invente ou se conçoit »13. C’est cette communion que Malraux recherche.

C’est pendant la guerre d’Espagne qu’il en fait l’expérience vécue. Mais Nicholas Hewitt a montré à quel point L’Espoir, où pour la première fois le peuple ordinaire a un rôle réel dans un roman de Malraux, n’est pas sans ambiguïté, et garde une perspective encore élitiste et autoritaire14. Pour Robert Sayre aussi, ce roman occulte tout l’aspect politique de la lutte révolutionnaire en Espagne et réduit la guerre à la simple question d’une opposition efficace et disciplinée sur le plan militaire à la révolte fasciste – « l’organisation de l’Apocalypse » – , adoptant ainsi la politique stalinienne en Espagne, politique qui a provoqué la suppression des anarchistes et de toute opposition non communiste à Franco. D’après Sayre, Malraux aurait des affinités cachées et effectivement réprimées avec le fascisme qu’il a toujours combattu.15

Au-delà de ces considérations politiques, L’Espoir commence à développer la notion d’une communion à travers le temps et l’espace dans le domaine de l’art, d’une permanence humaine en face d’un cosmos indifférent, permanence qui permettrait de fonder à nouveau la notion de l’homme – une quête qui va continuer dans le roman-méditation des Noyers de l’Altenburg – où de nouveau le peuple joue un rôle primordial, ainsi que dans les divers textes qui finiront par former Le Miroir des limbes.

La fin de la guerre voit la rencontre Malraux/de Gaulle – rencontre qui reste mystérieuse mais qui va déterminer l’engagement et l’action politiques de Malraux pendant 25 ans. Ici une parenthèse: d’après Claude Mauriac, Malraux avait une ambition politique forcenée et aurait aimé être ministre de l’Intérieur.16 Malraux entre dans le premier gouvernement de De Gaulle comme conseiller technique, puis Ministre de l’Information, et devient délégué à la propagande du RPF dès sa création en 1946. Rappelé à diverses fonctions au gouvernement par de Gaulle en 1958, il est nommé en juillet 1959 ministre d’Etat chargé des Affaires culturelles, poste où il s’illustre jusqu’à la démission de De Gaulle en 1969.17 Malraux soutient sans faille la politique du Président, ce qui lui vaut des critiques, des dénonciations, des accusations de trahison de la part de ses anciens compagnons de route – communistes ou non – de la lutte antifasciste des années 30, et même un attentat au plastic en 1962.

12 La Conditon humaine, dans Romans , Pléiade, 1947, p. 406. C’est moi qui souligne.
13 Le Temps du mépris, Skira, p. 13.
14 Nicholas Hewitt, « Authoritarianism and Esthetics, » in Witnessing André Malraux: Visions and Re-visions, éd. Brian Thompson et Carl Viggiani, Middletown CT, Wesleyan University Press, 1984, (Wesleyan Paperback, 1988), pp. 113-124.
15 Robert Sayre, « L’Espoir and Stalinism, » in Witnessing André Malraux , pp. 125-139.
16 Entretien de Claude Mauriac avec l’auteur, le 8 janvier 1994. Malraux aurait même dit: « Il y a deux hommes politiques en France, de Gaulle et moi ».
17 Sur l’évolution des fonctions de Malraux et de son ministère, voir Geneviève Poujol, « La Création du Ministère des Affaires Culturelles, 1959-1969: Eléments pour la recherche », document du Ministère de la Culture et de la Francophonie, 1993. Je remercie Mme Henriette Colin du Comité National André Malraux de m’avoir signalé ce document.

3

Ce cheminement peut en effet paraître étrange mais, d’après l’analyse convaincante de Janine Mossuz- Lavau, « il répond à une logique et constitue un aboutissement plus qu’une dérive ou une rupture ».18 Si Malraux entreprend une campagne contre les communistes, ses anciens compagnons, ce n’est pas lui qui les aurait trahis, mais plutôt eux qui ont changé, comme le souligne avec véhémence Claude Mauriac: « Ce n’est pas une trahison, c’est un courage! » – un courage rare à l’époque parmi les intellectuels dont la majorité sont restés staliniens.19 Le rêve de justice sociale et de liberté du communisme primitif auquel il croyait s’était transformé en totalitarisme,20 comme Malraux le déclare en 1948: « Il n’était pas entendu que les lendemains qui chantent seraient ce long hululement qui monte de la Caspienne à la Mer blanche, et que leur chant serait le chant des bagnards »21. De plus, il condamne la volonté de puissance, l’impérialisme du stalinisme russe comme une trahison de la Révolution, sans pour autant condamner en bloc et de façon simpliste le communisme ou les communistes.22

Pour Malraux le gaullisme, dès 1948, est appelé à être « un mouvement de santé publique », le RPF doit rassembler des gens de tous les bords -« ni la gauche, ni la droite », mais, dit-il, « le pays »23 – autour de celui qui avait maintenu l’honneur du pays « comme un invincible songe ».24 Quand de Gaulle revient au pouvoir, Malraux l’appuie entre autres contre les attaques de la gauche non communiste qu’il accuse de vouloir revenir au régime détestable des partis. Il apporte au gaullisme une vision élargie de l’union nationale, l’inscrivant dans une filiation Révolution française/Résistance/ Gaullisme, présentant une image correspondant à trois exigences qui rythment depuis toujours, ou presque, ses propres engagements: la liberté, la fraternité et l’autorité.25 Lui qui avait, dans la Résistance, « épousé la France », a trouvé en de Gaulle celui qui correspondait à ses exigences, à ses rêves.

Pour Malraux lui-même, il y a continuité et non rupture entre ses engagements précédents et son choix de la France sous de Gaulle, comme pour beaucoup d’autres gaullistes de gauche: « Nous avons eu, dit-il, un lien avec une collectivité déterminée qui était le prolétariat, nous avons eu ensuite le même mariage avec une autre collectivité qui s’appelle la France et, pour moi, il n’y a aucune espèce de différence ni de rupture […] il n’y a surtout pas de différence de comportement. Le lien profond est le même ».26

Il reste jusqu’au bout fidèle à de Gaulle qui, pour lui, incarne la France dans ce qu’elle a d’universel quand elle parle au nom de tous les hommes, et, ce faisant, il reste fidèle à lui-même. Comme le note Shinichi Ogasawara: « S’il ne s’est pas détaché de la politique, s’il est resté fidèle à de Gaulle à l’époque sans doute la plus amère de sa vie, c’est que son engagement tenait précisément à cette décision qu’il avait prise de vivre jusqu’au bout le tragique de la politique. Ce tragique, il ne se révèle ni chez le politicien, ni chez l’homme d’action inné, ni chez l’intellectuel qui flirte avec le monde politique – il s’incarne chez l’homme qui s’est engagé jusqu’à trahir, pour la réaliser, l’idée qu’il a prônée en tant qu’homme de vérité ».27

François Mauriac, lui, s’il ne participe jamais directement au gouvernement comme Malraux, s’il se sent étranger à la faune politicienne, n’en est pas moins présent sur la scène politique de son temps, et ceci

18 Janine Mossuz-Lavau, « André Malraux et le gaullisme, » Cahier de l’Herne, p. 313. Je suis de près ici l’analyse développée dans cet article dont je recommande la lecture.
19 Entretien de Claude Mauriac avec l’auteur, le 8 janvier 1994. Claude Mauriac déplore que l’espoir que le communisme représentait pour Malraux et d’autres n’existe plus dans notre monde où le capitalisme domine.
20 Malraux a pu en voir certains aspects dès son séjour à Moscou en 1934. Ses carnets de voyage, une fois publiés, jetteront une lumière intéressante sur sa perception du régime soviétique.
21 « Appel aux intellectuels », 5 mars 1948. Repris en postface aux Conquérants, Gallimard, édition de 1953, p. 198. François Mauriac parle des « lendemains qui chantent » comme la « phrase la plus bête qu’aucune oreille humaine ait jamais entendue ». « Quel autre lendemain pour vous que la pourriture, que la dissolution et que le néant? » (samedi 9 janvier 1965).
22 Janine Mossuz-Lavau, p. 315.
23 Le Rassemblement , no. 78, samedi 16 octobre 1948.
24 Le Rassemblement , no. 53, samedi 24 avril 1948.
25 Janine Mossuz-Lavau, p. 321.
26 « Consolation ou apaisement, je ne crois pas… », entretien du 5 mai 1969 avec Kommen Becirovic pour la Radio-Télévision yougoslave et l’hebdomadaire belgradois Nin , repris dans le Cahier de l’Herne, p. 16.
27 Shinichi Ogasawara, « Les deux engagements de Malraux, » Cahier de l’Herne, p. 225.

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pendant plusieurs décennies. Pourquoi? C’est la politique qui aura éveillé la conscience religieuse de Mauriac dès son adolescence, à partir du jour, sans doute, où son oncle Louis quitta la table après une discussion orageuse sur l’affaire Dreyfus en lançant: « Et pourtant, mes enfants, il est innocent! » Claude Mauriac affirme que cet incident a fortement marqué le jeune François28, qui combattra des années durant ce que Lacouture appelle « les pesanteurs sociologiques et les adhérences du milieu »29 pour parler et écrire enfin selon sa conscience (20.2.65).30 Il reconnaît qu’il ne s’est jamais soucié de ce qui se passait au- dehors « que dans la mesure où au-dedans la grâce l’emportait sur la nature » (18.12.58). Il lui faudra en effet un effort permanent pour venir à bout de sa pente naturelle. D’après Jean Guitton, qui connaît Mauriac depuis 1917, celui-ci aurait dit: « Mon cœur est à gauche, mais j’aime le confort. Or, le confort n’est qu’à droite ».31

Mauriac travaillera toute sa vie pour combattre, non seulement ses penchants naturelles mais aussi une certaine association entre la religion et une politique de droite, que ce soit un nationalisme raciste (18.12.58) ou une « solidarité mortelle » entre l’Eglise de France et les partis de droite (15.11.54). Ses engagements successifs au moment de l’Abyssinie, de l’Espagne, du Maroc, de l’Algérie visent à contrecarrer les abominations du christianisme politique qui bafoue l’enseignement du Christ (6.7.56). Son effort politique porte essentiellement sur la défense des droits de l’homme, qu’il soit noir ou blanc, chrétien ou juif, musulman ou athée; il vise le respect et la compréhension entre classes, races, peuples et idéologies; il s’efforce de comprendre l’autre tel qu’il est.

Sa vision et son engagement politiques découlent directement de sa foi de chrétien: « Ma vocation est politique dans la stricte mesure où elle est religieuse » (19.9.53). Mais il refuse de mettre sa croyance au service de la classe possédante, car l’autre monde pénètre ce monde-ci: « Nous devons les confondre dans notre amour, mais en nous gardant de compromettre cette espérance que nous incarnons avec des opinions, avec des passions politiques, si légitimes qu’elles soient » (13.5.65).

L’itinéraire politique de Mauriac, formé entre autres par ses contacts avec le Sillon et par sa réflexion sur sa foi et ses exigences de justice dès ici-bas, amènera ce Bordelais de milieu bourgeois, janséniste et conservateur à se mettre au service d’idées et de causes qui sont ou devraient être celles de la gauche (29.11.64 et 27.4.67): « trahison » de son milieu, de sa classe, de la majorité des fidèles et de la hiérarchie de son église – et tous le lui feront savoir – mais fidélité aux exigences de sa foi. Georges Hourdin, qui a suivi un chemin semblable, insiste sur ce point. Pour lui, Mauriac était « un homme de droite qui s’est embarqué dans des tendances, dans des bagarres qui n’étaient pas les siennes, parce qu’il était chrétien. C’est uniquement parce qu’il était chrétien ».32 Et Mauriac de tomber d’accord: « Que la passion politique m’entraîne ou m’égare, il n’en reste pas moins vrai que je suis engagé dans ces problèmes d’en bas pour des raisons d’en haut » (1.5.54).

Quelles sont les grandes lignes de l’action et de la pensée politiques de Mauriac? Contrairement à Malraux, il ne participe pas directement au gouvernement, mais comme lui, il répugne au régime des partis politiciens, « destructeur de tout gouvernement » (1.2.55). Lui-même reste libre, même pendant ses années de fidélité gaulliste, de critiquer ce que bon lui semble, de dire ce qui lui semble vrai au moment où il écrit, « sans tenir compte d’aucun mot d’ordre ni d’aucune opportunité ». Cela fait de lui, comme il le note, « à droite comme à gauche, un compagnon peu sûr » (19.7.59). Nourri de sa foi, il cherche le Royaume de Dieu et sa justice dès ici-bas: il défend les petits contre les grands, les pauvres contre les nantis, que ce soit des individus ou des peuples; il défend des accusés, qu’ils s’appellent Mendès France, Henri Alleg ou même Brasillach; il soutient fidèlement de Gaulle, en qui il voit, comme Malraux,

28 Entretien de Claude Mauriac avec l’auteur, le 24 juillet 1980.
29 Jean Lacouture, François Mauriac, Seuil, 1980, p. 304.
30 Sur les rapports entre la foi et l’engagement politique chez Mauriac, voir mon article « Mauriac polémiste quoique ou parce que chrétien?”, Cahiers François Mauriac no. 8 (1981), pp. 174-186 sur lequel s’appuie en partie le présent travail.
31 Entretien de Jean Guitton avec l’auteur, le 7 juillet 1980. 32 Entretien de Georges Hourdin avec l’auteur le 24 juillet 1980

5

l’incarnation d’une certaine vision de la France, d’une France à vocation universelle – vision où il entre en plus, pour Mauriac, un brin de mysticisme (4.7.59). « Il s’agit pour nous, dans ce déclin où nous nous débattons, il s’agit de demeurer fidèles aux valeurs que la France incarne et de tout faire pour que la France elle-même y demeure fidèle. Dans ce combat, étroitement lié pour le chrétien à sa vocation spirituelle, nous nous rejoignons tous » (5.1.57).

En même temps, en politique, Mauriac reste, comme Malraux, un réaliste, comprenant que la politique n’est pas un absolu, mais une série de décisions à prendre entre telle possibilité réelle et telle autre: « Le sens politique, croyez-moi, c’est le sens du réel, c’est le sens du possible […] La vraie politique ne se ramène pas à la recherche de l’absolu » (24.7.59), elle est « de ce monde » (6.4.54). Mauriac n’investit donc aucun système, aucune action politique, de valeur absolue; il n’a de certitudes qu’en la foi. En politique il se contente d’opinions et de préférences,33 il reste pragmatiste (30.11.58) et ne se sent vraiment à l’aise que lors que les exigences de la morale absolue se confondent avec l’intérêt évident de la nation (8.5.60).

D’où la liberté, la souplesse de la pensée, de l’engagement politiques de Mauriac, qui font qu’il est si difficile à classer sous une catégorie toute faite, qu’il faut effectivement le chercher tantôt à gauche, tantôt à droite, selon la situation précise où il prend position. Il rejette le « manichéisme naïf » qui situe le bien à droite et le mal à gauche, ou vice versa (13.3.56). Il ne se laisse pas enfermer dans une optique, une approche politique toute faite. S’il s’attaque à la droite, « cette mule butée » (9.3.58) qui a été « dopée » et détruite par l’Action française, et qui est au service d’intérêts avides qui « calomnient la France et la défigurent » (22.7.55), il fulmine tout autant contre la gauche « qui a atteint à ce degré d’humiliation dont [il] doute que l’histoire de la République offre un autre exemple. » (1.2.57). Car pour lui, ce qu’il y a de pire, dans une démocratie, c’est de « faire accomplir par un gouvernement dit de gauche la politique la plus aveugle et la plus meurtrière de la droite » (16.9.57).

La profonde unité sous cette diversité, c’est l’effort permanent de Mauriac de mettre sa foi en pratique dans le monde réel. Mauriac a-t-il trahi ou est-il resté fidèle à lui-même et à ses engagements essentiels? Je serais tenté d’y répondre en appliquant au polémiste chrétien le jugement que lui, dans sa générosité de cœur et ouverture d’esprit, portait sur Sartre, l’athée qui l’avait si vertement attaqué à l’époque. Je n’y change que deux mots:

« On peut penser ce qu’on voudra du [polémiste], de l’essayiste, du romancier, du dramaturge; mais enfin ce grand écrivain est un homme vrai, et c’est là sa gloire[…] Un homme vrai, cela ne court pas les rues, ni les salles de rédaction, ni les antichambres des éditeurs. C’est parce qu’il est un homme vrai que [Mauriac] atteint ceux qui sont le plus étrangers à sa pensée et le plus hostiles au parti qu’il a pris. Un homme vrai, tout ce qu’il dit, tout ce qu’il écrit l’engage. Cela, qui va de soi pour lui, étonne dans un monde où les gestes ni les paroles n’engagent plus personne » (23.10.64).

Brian Thompson, University of Massachusetts/Boston

33 Journal I, Œuvres complètes XI, p. 47.
Brian THOMPSON, Professor of French emeritus
University of Massachusetts Boston
www.faculty.umb.edu/brian_thompson/home.htm
President, webmaster, AATF Eastern Massachusetts
Co-Founder, Member of the Board, EVkids, evkids.org
Radio show « French Toast », live alternate Wednesdays 6-7 am (88.1 FM), live and archived on wmbr.org
Conseil d’administration, Association Internationale André Malraux

 

Les mélancolies pirates…

3 Fév

 

Ceci n’est pas une chronique d’album, quoi que …

Photo NGabriel

Ils sont venus, ils sont tous là, ils sont d’accord, ce Bossone, il en a dans sa guitare ! Qui pourrait être celle de Woody Guthrie, ou de La Boétie, ou d’Albert Londres:  « Notre métier n’est pas de faire plaisir, non plus que de faire du tort, il est de porter la plume dans la plaie . »

Il me semble les entendre dans leur bistrot de nuages, Béranger, Ferré, Higelin, Hugo et Gavroche, Mandrin et Villon, plus quelques autres de même réputation, les spadassins du verbe, les escrimeurs du vers, les desperados  du quatrain, les voir se régaler des envolées somptueuses de cet imprécateur lyrique dans cette rhapsodie sauvage et rebelle. (Parfois rap/sodie…)

Jérémie Bossone, c’est en quelque sorte le dernier des Mohicans, version coureur des mers, ou peut-être  un de ces guerriers séminoles qui ne se sont jamais rendus, n’ont jamais abdiqué devant les tuniques bleues, seuls les poissons morts vont avec le courant, le capitaine d’une flottille, avec le Crimson Glory, le Wolf Walk et quelques autres voiliers voltigeurs de la flibuste. Pas question de caresser dans le sens du poil les émasculés de la vie qui ne rêvent qu’en terme de placement et économie, le rêve en tête de gondole ? Non merci ! Mais au bout du poing levé, oui !

Avoir le désespoir qui chante, tel Cyrano ou Don Quichotte, que les ailes des moulins ont projeté dans les étoiles, sur un radeau céleste,

Mais… chanter,
Rêver, rire, passer, être seul, être libre,
Avoir l’œil qui regarde bien, la voix qui vibre,
Mettre, quand il vous plaît, son feutre de travers,
Pour un oui, pour un non, se battre, – ou faire un vers !
Travailler sans souci de gloire ou de fortune,
À tel voyage, auquel on pense, dans la lune !
N’écrire jamais rien qui de soi ne sortît,
Et modeste d’ailleurs, se dire : mon petit,
Sois satisfait des fleurs, des fruits, même des feuilles,
Si c’est dans ton jardin à toi que tu les cueilles !
Puis, s’il advient d’un peu triompher, par hasard,
Ne pas être obligé d’en rien rendre à César,
Vis-à-vis de soi-même en garder le mérite,
Bref, dédaignant d’être le lierre parasite,
Lors même qu’on n’est pas le chêne ou le tilleul,
Ne pas monter bien haut, peut-être, mais tout seul !

Le temps est à l’orage, ça fluctuat et pas dans le bon sens, on n’en sortira probablement pas vivants, mais en attendant la fin du monde, c’est le drapeau noir qu’il faut lever. Les autres n’ayant pas tellement réussi. Marcher n’est rien, c’est voler qui compte. Survivre vers le haut (…) Le pirate pousse le dernier cri du monde, et nos oreilles enfantines en recueillent la mélancolie.

Les mélancolies pirates de Jérémie Bossone, c’est le bréviaire des derniers vivants qui ne capituleront jamais, si vous êtes de cette tribu, prenez le cap vers les îles sous le vent de la colère, avec l’équipage de captain Kapuche, à l’abordage, à la vie, à l’amour !

C’est ici que ça se passe, clic sur le drapeau →

L’équipage: Benjamin Bossone, Sébastien Max Petit, Brice Willis Guillon, Laeticia Defendini, Pap et Mam’, Violaine de Shawn et son Quatuor, et une ribambelle de potos de tout acabit… 

 

Norbert Gabriel
Brève sur la flibuste : démocratie et sécurité sociale ?  Dans les équipages pirates le capitaine était élu et l’équipage pouvait voter son remplacement. Le capitaine devait être un chef et un combattant : dans une attaque, tous s’attendent à ce qu’il se batte aux côtés de ses hommes et non pas qu’il donne des ordres à distance. Les gains étaient divisés en parts égales, et si les officiers recevaient un nombre plus élevé de parts, c’est qu’ils prenaient plus de risques ou possédaient des compétences particulières. Les équipages naviguaient souvent sans salaire, leurs captures s’accumulant au cours des mois avant d’être réparties. Ils avaient, pendant quelque temps, mis au point un système garantissant une compensation en argent, or, pour les blessures invalidantes reçues pendant une bataille.

Julie Lagarrigue à Bordeaux : un concert de bouts de rêve et d’argile

2 Fév

De bouts de rêve de d’argile…

Samedi 26 janvier, c’est au Théâtre Artisse à Bordeaux que la tournée de présentation des chansons du quatrième album de Julie Lagarrigue (Julie et le Vélo qui Pleure), « Amours Sorcières », dont l’enregistrement se profile à grand pas, ouvrait les fioles pour envoûter le public de parfums insolites et grisants, et affoler la boussole de nos certitudes. Tempête d’émotions tourbillonnaires tendues à bout de notes, du bout des mots, offertes, inoculées même, à la faveur d’un moment qui sont de ceux où les cœurs « encore s’étonnent de voir les coquelicots pousser », grandir les ombres, et scintiller des étoiles autour de la « reine désastres ». Accompagnée de ses deux complices, Anthony Martin à la guitare et au banjo et Ziad Ben Youssef à l’oud, c’est au piano le plus souvent, et au tambour-instrument qu’emprunte à tour de rôle chacun des musiciens- que Julie Lagarrigue fait jaillir les lueurs des failles d’une humanité qui danse sur ses blessures, avec les terreurs qui parfois nous écartèlent (« Schizophrène »), et s’irrigue à une intarissable source d’amour et de poésie. Poésie d’un regard transcendant habité de félinité et de tendresse, émaillé d’humour et furtivement visité par quelques spectres de passage dans cette voix : Barbara, Juliette et Cora Vaucaire m’ont semblé tour à tour rôder aux alentours pour que leurs présences se dissipent aussi tôt et rendent l’incarnation de son chant à l’artiste bordelaise.

« Il nous faudra planter du cœur » chante-t-elle dans la chanson « Le jardin manque d’eau ». Et du cœur, elle en planta, en fit germer et même éclore durant le spectacle qui devait répondre par deux rappels aux sollicitations du public, avec deux titres du précédent album « Fragile, debout » et « Léon qui gronde » (ode savoureuse à la non moins savoureuse cuvée Léon Qui Gronde de l’ami vigneron Norbert du Château Courtey) ainsi qu’une seconde version différemment instrumentalisée de la chanson « Le beau de la forêt » à laquelle les deux propositions d’arrangements musicaux donnent de la gueule, et deux gueules très différentes. Si Julie Lagarrigue se plaisait à fredonner « je parle comme je sens », à en juger par l’intensité des applaudissements, que de cœurs ont dû sentir ce soir là comme elle chantait !

Avec un répertoire plus lumineux, parfois même drôle (« Mon mec est un scientifique »), plus intime aussi, et peut-être un soupçon moins animé du goût de l’étrange que ceux des albums précédents, c’est quand même de vie et d’amour, de nature et de féminité, d’histoires lointaines ou proches (« Si tu la voyais »), de recherche de soi et de quête de l’autre (« Doucement je me décristalise », « Le beau de la foret ») et de sentiments humains, que l’artiste nous parle en un langage musical atypique et innovateur, en même temps que fidèle à l’esprit de la Chanson à texte. Il confirme une évidence pour quiconque dont la route a un jour croisé une chanson qui en a dévié la trajectoire et réorienté le sens à l’écart d’un itinéraire semblant tracé d’avance : celle du pouvoir magique des chansons. Et les chansons de Julie Lagarrigue sont indéniablement de celles qui possèdent ce pouvoir, celui de changer la vie de quelqu’un, de quelques uns.

prochaines dates : 23 février à Lège Cap Ferret, 08 mars au Teich, 09 mars à Périgueux.

Un appel à souscription pour participer au financement de l’album « Amours Sorcières » et partager l’aventure est en ligne ici :

Clic sur la bourse –>

 

 

 

 

 

Miren Funke

Photos : Miren Funke

Merci à Agnès Doherty

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