

Le 8 juin dernier, Loïc Lantoine et son complice François Pierron, étaient de passage dans la région bordelaise, pour un concert organisé à l’occasion de l’évènement Le Haillan Chanté, par l’association Bordeaux Chanson et L’Entrepôt du Haillan. C’est donc en duo acoustique que les deux artistes venaient défendre leurs chansons, après les avoir faites vivre, rugir et rutiler sur scène avec l’ensemble de dix huit musiciens de The Very Big Experimental Toubifri Orchestra, qui signait en 2017, avec Loïc Lantoine, la sortie du double album « Nous », comprenant des versions fougueusement et fiévreusement réarrangées de ses chansons, mais également des inédits et quelques nouvelles compositions. Car l’aventure collective dans laquelle s’était embraqué le chanteur, et dont la trajectoire fut endeuillée par le
décès brutal de son initiateur Grégoire Gensse, initialement pour une collaboration expérimentale ponctuelle de réorchestration de ses chansons, se prolongea -et se prolonge encore- et évolua pour aboutir à l’écriture d’un nouveau sentier de traverse, comme en naissent tant le long de la route de l’artiste : créations communes et tournée multipliant les dates, au fil desquelles The Very Big Experimetal Toubifri Orchestra et Loïc Lantoine explorent, confortent et offrent de plus en plus le sentiment d’une famille qui s’est trouvée, liée et embrassée pour longtemps. Dans l’après-midi avant leur concert en formule intime, Loïc Lantoine et François Pierron acceptaient de nous accorder un entretien.
– Loïc et François bonjour et merci de nous recevoir. Le disque « Nous » réalisé avec The Very Big Experimental Toubifri Orchestra est sorti l’an dernier, et continuera d’être présenté sur scène, mais ce soir vous jouez tous les deux seuls. Est-ce une nouvelle tournée parallèle ?
– Loïc : On démarre ! On vient de faire les Bouffes du Nord à Paris, et on s’y remet. L’album « Nous » va continuer à vivre. Mais tu sais, c’est un peu un suicide économique : nous sommes 19 sur scène, 21 sur la route, donc il y a des cachets à sortir. Étonnamment on a déjà plus de 20 dates prévues pour l’année prochaine, et j’en suis très content. Mais je n’ai jamais fait que seulement ça, et les gars des Toubifri non plus : ils ont, comme moi, plein de projets en parallèle aussi. Et je n’ai pas envie de les quitter jamais. Nous sommes désormais liés.
– Vous donnez effectivement le sentiment d’une famille qui s’est trouvée pour ne plus se quitter. Est-ce une image fidèle à la façon dont vous vivez cette aventure ?
– Loïc : Complètement ! D’autant plus que maintenant Grégoire qui a monté le groupe n’est plus là. On a fini ce qu’on avait commencé avec lui, et ça a été assez douloureux. Maintenant on en profite, sous sa grâce. Au départ on devait effectivement faire une petite saison et s’amuser. On avait décidé de faire un disque live avec quelques nouveaux inédits. Puis quand on s’est mis à bosser ensemble, on s’est vraiment fendu la gueule. Finalement on a décidé de réaliser un album entier, en gardant le live quand même, ce qui a donné ce disque double.
– Le disque laisse entendre, en même temps qu’une unité d’esprit, une diversité d’influences et de d’originalités musicales, qui distingue chaque morceau de l’autre. Comment s’est organisé le travail de composition ?
– Loïc : C’est-à-dire qu’au départ on a commencé à travailler sous la direction de Grégoire. Il avait déjà dans l’idée de passer la main à d’autres compositeurs sur certains morceaux. Et puis il y a un arrangeur qui fait les parties de chacun. Ce n’est donc pas collégial : il y a un ou deux compositeurs par morceaux et un arrangeur, qui peut être le même ou pas. Donc quand il y a plusieurs compositeurs, forcément il y a des sensibilités différentes, des univers musicaux différents. C’est ce qui fait la force de ce groupe qui préexistait à notre rencontre et qui continue à exister. Là dedans, il y a des purs jazzeux, des musiciens qui viennent plutôt d’un truc plus rock. Ce n’est pas une seule voix ! Ensuite bien sûr quand les partitions arrivent à chacun, chacun peut donner son avis sur la façon dont il veut jouer. Sur tout l’orchestre, il doit y avoir seulement cinq ou six compositeurs qui ont travaillé avec moi, plus quelques arrangeurs, et beaucoup de musiciens qui ne sont ni l’un ni l’autre, et jouent les partitions, bien sûr avec de temps en temps des moments plus libres pour l’improvisation. Ce sont des musiciens de Jazz, donc qui savent improviser. Mais tout le monde ne compose pas ensemble ; sinon ce serait le bordel. C’est quand même assez marrant d’entendre un morceau contrebasse-voix arrangé pour dix-huit musiciens.
– Comment avais-tu rencontré Grégoire ?
– Loïc : Il est venu m’attraper pour me proposer de bosser avec lui. Je ne suis pas très réactif, alors il avait un peu insisté. Et puis il est venu à Lille et surtout m’a filé dans les pattes le disque qu’il venait de faire avec son groupe. J’ai pris une énorme claque, et je lui ai dit « quand tu veux ! ». Son décès a eu lieu pendant l’écriture de l’album. Ça nous a mis à terre. On était tabassés de chagrin. Et puis soit on repartait chacun avec un demi-album sous le bras en se disant que ça avait failli être bien, soit on décidait de terminer le boulot sous son inspiration. C’est ce qu’on a fait, et c’est évidemment ce qu’on avait de mieux à faire. Et c’est un grand soulagement.
– Que retiens-tu de ces différentes expériences d’avoir chanté seul, puis en duo, aussi avec ton groupe, et puis avec cet orchestre ?
– Loïc : Ça m’apprend des choses. C’est-à-dire qu’avec François, on a toujours décidé de ne pas rester statique. Nous avons commencé avec Allain Leprest et Jehan, et François était déjà dans la boucle, avec moi, à l’époque. Chaque fois qu’on est arrivé sur une fin de cycle, on a toujours fait des choses différentes. On essaye de réfléchir autrement. Et on est aussi sur d’autres projets : on a remonté un spectacle avec la Compagnie des Musiques à Ouïr [https://musicaouir.fr/] autour de Brassens, qui m’a fait beaucoup de bien, et m’a fait apprendre plein de choses au niveau du chant, du calage. L’idée, c’est de ne pas rester enfermés. On fait ce métier depuis quand même assez longtemps, on ne pouvait pas rester bloqués ensemble.
– Tu es réputé émotif et timide. Et pourtant, toi qui écrivais pour d’autres artistes et aurais pu rester dans le confort d’une carrière dans l’ombre, tu es passé derrière le micro. Quelles raisons peuvent pousser un auteur à porter lui-même ses chansons?
– LoÏc : C’est marrant, parce que justement comme j’étais embêté, je n’osais pas filer un papier à quelqu’un ; je préférais lui lire le texte. Et du coup je me suis un peu trouvé propulsé comme ça, parce qu’on me disait que quand je lisais, c’était intéressant et que je devrais faire ça. Je me suis retrouvé à lire tout seul mes textes. Ça n’a pas duré très longtemps, car j’ai très rapidement branché François. Au début il n’était pas sûr de pouvoir faire quelque chose. On s’est retrouvés dans une petite salle qu’on adorait –et qu’on adore toujours-, Le Limonaire, à Paris, et ça nous a plu, donc on a décidé de continuer ensemble. Ce qui est marrant, c’est que j’avais une date dans un festival de conteurs juste après, et j’ai rappelé l’organisateur pour lui annoncer qu’en fait on serait deux. Le mec s’est dit : « ça y est, ça commence. Il a trois semaines de métier et il commence déjà à foutre le bordel ». Et quand j’ai dit qu’il s’agissait de François Pierron, la chose est passée, car le type était un admirateur de Gérard Pierron, le père de François. C’était rigolo, car pas mal de professionnels étaient conviés à ce festival de conteurs. Et ça nous a permis de rencontrer des gens, de faire une tournée derrière, et de devenir intermittents au bout de la première année, d’avoir quelques lignes dans Le Monde, de décrocher des dates. On n’a jamais tapé aux portes. J’étais persuadé d’être monté à Paris pour profiter de neuf mois de chômage ; et puis on a fait de belles rencontres et on s’est bien marrés : ce n’est qu’une histoire de rencontres. On n’a pas eu à monter de dossier, ni à faire des démarches. Les gens nous ont proposé d’eux-mêmes. On a fait beaucoup de bistros au chapeau, et finalement, ça nous est un peu tombé dessus comme ça, par hasard et pas rasés !
– Tu as participé au disque de Jehan « Chante Bernard Dimey de Charles Aznavour », avec Agnès Bihl, Yves Jamait, Allain Leprest, Romain Didier. Peut-on parler de « petite famille » d’artistes qui ont un peu en commun un crédo, une façon de faire ce métier, une passion et aussi des liens humains ?
– Loïc : Oui ! On était déjà plus installé là dedans. J’ai rencontré Jehan en même temps que François. C’est Allain Leprest qui m’avait dit de lui écrire, et comme un con, je l’ai fait ! Je suis allé à Paris le voir. Quand on a monté ce spectacle « Ne Nous Quittons Plus », François était déjà là. Agnès Bihl, comme plein de gens, on la connait depuis l’époque du Limonaire, du début. Y avait toute une clique de chanteurs, Dikès, La Rue Ketanou… C’était effectivement une petite famille de jeunes gens assez soudés qui se lançaient là dedans. Certains étaient déjà un peu plus installés, et moi, je débarquais de mon Nord.
– François : Il y a beaucoup de gens aussi qu’on a rencontrés dans un petit café-théâtre qui s’appelait L’Ailleurs, à Bastille, où effectivement beaucoup de gens ont été programmés dont Dikès, La Rue Ketanou, Wladimir Anselme. C’était un petit bar/café concert, où ils arrivaient à payer les artistes, en se battant comme des arrache-pied.
– Loïc : A Paris, ça n’existe plus. En plus il déclarait les mecs qui venaient dans son bar ; c’était assez exceptionnel. Il y avait trois tarifs : 30, 50 ou 80 francs. Les gens mettaient ce qu’ils pouvaient, plus en début de mois qu’en fin de mois en général. Mais ça responsabilisait les gens. C’était une passion.
– Comment as-tu connu Joe Doherty ?
– Loïc : Après avoir beaucoup tourné en duo avec François, on faisait beaucoup de rencontres, et on aimait inviter les gens avec nous sur scène pour partager un moment. C’était une époque où on faisait beaucoup de co-plateaux, ce qui nous a permis de rencontrer plein de gens. On a sorti les deux premiers albums et un live sur un label nommé « Mon Slip » qui avait été monté par Christian Olivier des Têtes Raides principalement. Et puis avec François on a décidé de faire ce qu’on a appelé une « tournée cascade », c’est-à-dire qu’on jouait avec deux musiciens en plus, mais jamais les mêmes. Ça représentait une quinzaine de musiciens, mais qu’on intervertissait et qu’on assemblait différemment. Ça allait des Ondes Martenot de Christine Ott, à Danielito [Daniel Bravo, percussionniste du groupe Tryo], en passant par Joe et Phil [Eric
Philippon du groupe La Tordue] qui jouait de la guitare. Et à un moment on a voulu fixer un truc, et chacun de son côté, on a pensé à Phil et Joe, qui se connaissaient d’avant, de l’époque de La Tordue et de Sons of The Desert, leurs groupes respectifs. On se marrait bien tous les quatre.
– François : C’est différent. On a construit quelque chose de plus maitrisé, même si la « tournée cascade » était chouette aussi, car plus basée sur l’instant et une magie éphémère. Avec Joe et Phil on voulait construire un truc plus solide ; et puis ça a fait partir la musique dans plus de directions, même s’il faut faire gaffe de ne pas ouvrir toutes les fenêtres non plus. Faut en laisser pour l’imagination. Ça fait du bien de changer de toute façon. Ce sont deux choses différentes. J’aime bien quand il n’y a presque rien, parce que les gens imaginent des choses. Je considère qu’un groupe qui a réussit, c’est un groupe qui arrive à construire quelque chose de fort, mais en laissant une place pour l’imaginaire des gens.
– En parlant d’imaginaire des gens et d’appropriation individuelle des histoires que racontent les chansons, y a-t-il un être réel qui a inspiré « Pierrot » ou est-ce un personnage fictif qui parle du « Pierrot » de chacun ?
– Loïc : J’en ai parlé avec déjà pas mal de gens, qui ont tous un peu leur « Pierrot ». Et ça, c’est cool ; c’est l’idée. Une chanson appartient aux gens qui l’écoutent. Mais j’en ai un aussi ! On avait fait un train-théâtre à Portes- Lès-Valence avec un groupe qu’on aimait beaucoup, Samarabalouf [http://www.samarabalouf.fr/]. Et là dedans, y a un gars d’Amiens qui s’appelle Pierre Margerin, qui est absolument délicieux. J’ai toujours couru après lui, parce qu’il est d’une gentillesse infinie, mais d’une connerie à l’égale. Dans chaque salle où il est présent, tu vois après les techniciens et tout le monde tourner autour de lui pour entendre la dernière connerie qu’il va sortir. Ce mec, il vaut cent mille chansons ! Mais encore une fois, à chacun son « Pierrot ».
– Pouvez-vous nous parler de projets à venir ?
– Loïc : On ne se promet rien. On a eu un beau rendez-vous lorsqu’on a fait les Bouffes du Nord, qui est le plus beau théâtre qu’on connaisse. On s’est dit qu’on allait s’y mettre un peu, sans obligation de résultat. J’en suis très content : c’est allé très vite et on est parti un peu dans des directions qui étaient nouvelles, ce qui nous a mis un grand coup de vent frais qui fait du bien. On se dit qu’on a le temps, mais un nouvel album est une direction que j’ai envie de prendre. La façon naturelle de faire les choses, est de jouer les chansons d’abord. C’est l’inverse qui est bizarre. Jean Corti, qui était l’accordéoniste de Jacques Brel, nous disait : « c’est marrant, vous les jeunes, vous faites les choses à l’envers ». Il expliquait qu’à l’époque où il faisait des chansons avec Brel, ils partaient six mois ou une saison en tournée, puis enregistraient l’album. A l’époque, on ne pouvait pas faire du montage : il y avait un micro pour le chant, des micros suspendus pour le groupe, et roule, ma poule ! Celui qui fait un pain, il paye l’apéro. Et ils défonçaient les chansons. Quand tu fais l’inverse, c’est-à-dire que tu écris et enregistre des chansons sans les avoir jouées, ce n’est qu’une clé pour pouvoir tourner.
– François : Le disque devient un outil promotionnel. Du coup il n’y a plus la même qualité discographique qu’à une autre époque.
– Loïc : C’est-à-dire aussi que tu ne sais pas comment ça va te faire. Je ne parle pas de la réaction du public, mais de la façon dont toi, tu vas pouvoir porter la chanson. Parfois tu crois que tu vas arriver complètement convaincu et flamboyant, et puis lorsque tu te retrouves devant les gens, tu deviens plus timide là dedans, et tu leur laisses une part de rage, parce que tu ne la partages pas vraiment. L’inverse aussi peut se produire, c’est-à-dire que quelque chose que tu as enregistré comme une toute petite chose, tu vas d’un coup avoir envie de la porter, et ça, tu ne peux pas le savoir, tant que tu ne l’as pas joué devant des gens. L’intérêt de chanter devant le public avant est là. Parce qu’encore une fois, une chanson appartient aux gens qui l’écoutent.
– François : Surtout que nous, on ne s’est jamais projetés dans la tête des gens au moment de la création. Quand on est dans la création, on se fait plaisir à nous. Ensuite, c’est le public qui décide si ça lui plait ou pas.
– Loïc : On ne fonctionne pas à l’applaudimètre ; ce n’est pas ça. Si ça ne fonctionne pas, c’est plutôt nous qui nous en rendons compte. Il y a des chansons qu’on a moins chantées évidemment. Mais on n’a jamais testé une chanson en public qu’on a abandonnée, au motif qu’elle n’aurait pas marché. On leur a toujours donné une chance. Ce n’est pas une histoire de sondage. De toute façon dans un processus de création, on a toujours un petit côté schizophrène, qui fait qu’on est aussi un peu public : si on ressent quelque chose en travaillant une chanson et qu’on y trouve du plaisir et une émotion sincère et pas réfléchie, à ce moment là, on la présente aux gens.
– François : Il y a aussi des choses qui peuvent être plus du domaine intime ou personnel, et pas assez ouvertes. Et là on se rend compte tout de suite si ça fonctionne ou pas.
– Pour revenir à la tournée avec les Toubifri, n’était-ce un pari risqué de vouloir créer et tourner avec dix huit musiciens à l’heure des restrictions budgétaires dont souffrent l’art et la culture et qui contraignent beaucoup d’artistes à réduire les équipes ?
– Loïc : Tout est relatif. Ce n’est pas une tournée de soixante dates par an. On en a déjà plus de vingt, et c’est un petit miracle. Mais on fait des efforts : on ne vend pas le spectacle cher, on fait de l’auto-régie ; les gars sont jeunes et ils en veulent. Je ne suis pas très porté sur les récompenses, mais ça m’a fait plaisir que le Grand Prix de la Scène de l’Académie Charles-Cros leur ait été décerné, que ce courage là soit reconnu, celui de musiciens qui ont envie de faire quelque chose et se battent pour le faire vivre. Il y a aussi des gens qui prennent des risques et font un effort. C’est important de présenter ce genre de choses. Parce que si ça continue comme ça, bientôt aucun gamin n’aura jamais vu un groupe de plus de quatre personnes.
– François : Quand tu vois ce spectacle, c’est complètement magique : personne n’est en trop. Ce n’est pas un spectacle avec des voltigeurs, des effets spéciaux, ou je ne sais quoi.
– Loïc : De toute façon le jour où quelqu’un dira qu’il faut passer à treize, car c’est trop cher, on ne le fera pas. Il y a deux choses : d’une part il y a de moins en moins d’argent qui est consacré aux musiques actuelles ; d’autre part il y a peut-être aussi une morosité, une fragilité, ou je ne sais quoi qui fait que les gens ne bougent pas pour aller voir un spectacle, du moment que c’est accessible sur internet. Il y a aussi une responsabilité des gens qui ont peut-être moins envie de se rencontrer, ou sont moins gais. Il y a une espèce de repli. Et ça ne dépend pas de Macron ; Macron est la conséquence de cet égoïsme ambiant. Nous l’avons mis au pouvoir, parce qu’on ne se rencontre plus, qu’on n’est plus en fantaisie, en poésie.
– François : Avec les home-cinéma, les play-stations, etc… on peut passer de superbes soirées chez soi sans sortir. Le monde est un peu comme ça. Il y a moins d’ennui. Et pourtant l’ennui est quelque chose d’important. Plutôt que de l’ennui, on ressent de la fatigue ou de la déprime. Mais l’ennui à combler en créant ou en sortant voir des gens est moins présent.
– Mais n’est-ce pas justement la morosité ambiante qui contraint les gens à un repli dans leur cocon, parce qu’on a tous besoin de posséder des espaces ou des bulles de bien-être dans la vie ?
– Loïc : Alors que justement, cela devrait donner envie de se retrouver, d’être ensemble. Et non ! Donc il y a moins de monde dans les salles de spectacles, et ça n’est pas qu’une histoire de manque de subventions. Ce qui n’empêche pas que les politiques culturelles qui sont menées actuellement sont absolument effrayantes, parce que justement tout ce qui est intermédiaire entre la sortie ou le replis chez soi, c’est-à-dire les musiques accessibles et généreuses, est mis de côté. On continue de subventionner largement l’excellence, ce qui est important. Avoir des opéras, des lieux pour grands orchestres, c’est important. Mais c’est bien aussi d’avoir des endroits de création, de fantaisie, où ça bouillonne. Et là, on nous dit de nous démerder, que de toute façon les grands artistes sont toujours sortis de n’importe où. Et paradoxalement la morosité dont tu parles met en valeur les initiatives alternatives, et montre qu’avec de l’envie, de l’amitié, on peut créer et quand ça prend, ça fonctionne du feu de dieu.
– Le rôle joué -ou plutôt non joué- par les médias révèle-t-il une cassure entre les orientations, presque la politique, des médias de masse et la réalité des gouts du public qui affectionne aussi des artistes ne bénéficiant pourtant d’aucune exposition médiatique ?
– Loïc : Les grands médias sont complètement tenus par leur audience et ne prennent pas de risque. Ils sont en train de s’enterrer aux mêmes, parce que justement la culture émerge d’ailleurs. Ils sont mêmes obligés parfois de parler naturellement d’un groupe dont ils n’ont jamais osé parler : une fois que les artistes sont établis, ils en parlent comme si ça existait avant, alors que leur rôle à eux aurait été de les faire découvrir. Ils connaissent ces artistes, mais prétendent ne pas pouvoir en parler, ne pas avoir la place dans leurs émissions ou leurs canards. C’est incroyable de voir comment en quelques années toutes les émissions de découverte de France Inter se sont écroulées, et le peu de prise de risque en playlist sur cette radio. Et c’est pareil un peu partout, sauf peut-être sur les radios comme FIP qui travaillent encore. Mais d’une manière générale, on ne réalise plus de découverte, on n’accompagne plus les artistes, et on fait comme si c’était de la génération spontanée. On en parle depuis longtemps, mais dis toi bien que ni François, ni moi, ni les potes avec qui on joue n’avons aucune pointe d’aigreur vis-à-vis de ça. C’est juste un constat. On ne va pas tomber dans ce jeu de critiquer en disant que c’était mieux avant. Ce constat est important pour nous quand on réfléchi d’une manière plus générale ; mais pour nos petits métiers à nous, on s’en fout. Il ne se vend plus de disque aujourd’hui, on découvre moins en radio : c’est comme ça. Mais on ne va pas se positionner en décrétant ce qui est bien, et ce qui n’est pas bien. Ce serait très dangereux. J’ai toujours considéré qu’on avait de la chance de faire ce métier, même s’il n’est pas toujours facile, non pas par rapport aux difficultés d’en vivre -ça, on s’en tape ; on sait que c’est un métier aberrant-, mais parce qu’on donne des efforts. On se pose souvent la question de savoir pourquoi on fait cela ; et la réponse doit être gaie et pleine d’avenir. Si un jour on se dit qu’on fait ce métier, car on ne sait rien faire d’autre, on fera de la merde.
– François : J’espère que la réglementation va être plus souple pour les petits lieux et les moyens alternatifs par lesquels les artistes s’exprimeront, parce que pour l’instant ça semble être l’avenir.
– Loïc : Alors maintenant, avec tous les moyens accessibles, on peut s’enregistrer et faire son disque soi même, puis le diffuser sur internet. Mais il ne faut pas oublier que sur internet, il y a quand même ce filtre gigantesque pour cacher certaines choses. C’est à dire qu’il suffit d’envoyer plus d’informations pour être plus vu, et que le reste passe derrière. Tu peux être sûre que si un gros média veut passer son article avant toi, tu ne seras jamais à égalité là-dessus. Sur le principe, oui,
mais pas dans les faits. Je pense à ça, parce qu’on a une chanson qui s’appelle « Quand Les Cigares » qui est dans le film « Merci Patron ! » de François Ruffin, et lorsque j’ai voulu aller voir sur internet, le premier truc sur lequel je suis tombé était un truc qui défonçait le créateur en en disant du mal. C’est à dire que quand tu fais une recherche sur le gars, tu tombes en premier sur un truc qui le descend, tout simplement parce qu’on fait tourner des machines pour que cet article là apparaisse en tête. Internet, c’est a priori la liberté. Mais c’est quand même un gros tas de merde aussi. Le truc est vicié, car tu as un tas de mecs qui bombardent de la contre-information pour que la vraie information ne t’arrive pas. Mais encore une fois, ce n’est qu’un constat ; il n’y a pas d’amertume chez nous. On finira tous sur le darkweb !
– Certes, mais vous êtes dans la création. N’est-ce pas ce qui permet d’éviter l’amertume et la morosité, alors que la majorité des gens ne possède peut-être pas cet horizon pour sortir la tête des contingences quotidiennes et de cette morosité dont vous parlez?
– Loïc : Parce qu’on ne leur a pas appris à le faire, ou qu’on ne les a pas laissés faire. Ça m’est vraiment arrivé par des rencontres de hasard, et c’est insolent de faire ça. Tu t’aperçois ensuite que tout le monde peut le faire, tout le monde peut écrire. La musique, c’est peut-être plus compliqué, parce que déjà il faut avoir ton instrument et pouvoir apprendre à en jouer. Mais pour l’écriture, depuis que tu as deux ans, tu fais tes gammes. Et tous les jours. Tout le monde sait parler. Il n’y a pas d’histoire de virtuosité. Il y a des musiciens de classique qui connaissent leur travail, jouent de manière excellente dans des orchestres avec une partition, mais ne sont pas capables de créer. Mais tout le monde peut écrire : il suffit juste de décaler un peu le propos ou de s’éloigner. Ça s’appelle la poésie. Mais à l’école on nous apprend que ce sont des affaires de poètes, de gens pas comme nous, de génies. Quelle connerie ! Il ne faut jamais dire ça à un gosse. Tu le prives de tout en lui disant que les écrivains sont des gens particuliers, dont il ne sera jamais, parce que sinon il serait un génie et ça se saurait. C’est la plus grosse connerie qu’on peut dire à un gosse : il faut lui apprendre que les génies n’existent pas.

Miren Funke
Photos : Carolyn C (1 ; 4 ; 5 ; 6 ; 8 ; 11), Miren (2), Francis Vernhet (9)
Nous remercions Agnès et Joe Doherty pour leur aide.
Liens : https://www.facebook.com/LoicLantoineOfficiel/
https://www.facebook.com/verybigexperimentaltoubifriorchestra/
https://toubifri.wordpress.com/
http://www.bordeaux-chanson.org/
http://lentrepot-lehaillan.com/
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