Samedi 13 aout au soir, nous quittions les abords du Théâtre de Verdure pour déambuler dans les rues du village de Luxey, qui nous amenèrent jusqu’à la scène St Roch, autour de laquelle régnait une ambiance survoltée. Sur les planches, c’était The Inspector Cluzo qui envoyait son blues-rock habité et explosif. Familier du festival et venu quasiment en voisin, le duo Montois, qui après avoir, de longue, conquis une reconnaissance internationale certaine et su se faire entendre dans les festivals de nombreux pays, attire enfin, depuis la sortie de son 5ème album « Rockfarmers », l’intérêt des médias français, déchainait le public. Ici, on apprécie particulièrement ce groupe rock atypique, ancré dans la culture locale et la conscience internationale à la fois, formé par deux éleveurs d’oies, amoureux de Bas-Armagnac et de rugby, qui revendique l’importance des racines, le sens de l’indépendance et le désir d’ouverture au monde en même temps. Quand ils ne travaillent pas à leur ferme, Laurent et Mathieu, créent, jouent, enregistrent ou embrasent les scènes avec leurs morceaux taillés dans la roche américaine. The Inspector Cluzo sait le bonheur de cultiver ses traditions, mais aussi la chance de la rencontre et de l’échange avec d’autres cultures, qui lui permettent d’écrire depuis 8 ans l’histoire d’une musique évidente et riche à la fois, instinctive et transcendante, énergique et sincère, mais aussi celle d’une démarche artistiquement libre et économiquement autonome.
C’est à la suite de son concert que le groupe acceptait de nous recevoir, pour un entretien qui allait conduire une réflexion sur la musique et la gastronomie de qualité à aboutir à des considérations philosophiques, politiques et socio-culturelles fort intéressantes.
– Bonjour et merci de nous recevoir. Le concert a été très énergique. Comment avez-vous ressenti l’accueil du public ?
– Mathieu : On a senti que le public avait bien réagi à l’énergie qu’on avait voulu y mettre ; il a dansé, chanté. On a bien communiqué avec. Le public était là, présent, donc on est contents.
– Musicalarue est un festival atypique au sens où il draine des valeurs alternatives au mercantilisme de la production musicale et ne ressemble en rien aux gros festivals industriels où les têtes d’affiche se produisent. Et de votre côté, vous avez une démarche en cohérence avec ces valeurs. Quels sont vos liens ?
– Laurent : Il y a un lien de démarche. On se soutient. C’est à dire que notre démarche est celle d’un groupe indépendant au sens autonome financièrement ; et Musicalarue est un festival complètement indépendant. C’est la quatrième fois que nous venons jouer ici. Dans le monde d’aujourd’hui, c’est compliqué : c’est quelque chose qui est extrêmement jalousé par les gros qui n’acceptent plus d’avoir des gens qui veulent être petits et être indépendants. Il faut de tout, et c’est dommage qu’il y ait une espèce de lutte. Nous en sommes victimes, vis-à-vis des grosses productions, parce que comme on est indépendants, on est barrés dans certains festivals, parce qu’on n’appartient pas à tel tourneur ou tel label. Et l’organisation de Musicalarue a des problèmes pour avoir certains groupes parce qu’elle ne travaille pas avec tel tourneur ou telle production. Nous avons les mêmes problèmes avec des agents qui nous excluent d’autres scènes juste parce qu’ils ont des poulains à placer. C’est le revers de la médaille ; mais à côté de ça on est libres et on a le retour du cœur. Je vais citer quelqu’un de ma famille qui fait du vin et a des phrases énormes, notamment celle là : « ça ne sert à rien de vouloir être le meilleur, parce que ça ne dure jamais très longtemps, par contre il faut vouloir être le préféré, parce que pour les gens quand tu es le préféré, tu es le meilleur ; et avec un peu de chance, ça dure toute la vie ».
– Vous tournez beaucoup à l’étranger, où vous avez été reconnus plus tôt qu’en France. Depuis combien de temps jouez-vous ?
– Laurent : Cela fait 8 ans, avec 800 dates de concert dans 40 pays.
-Mathieu : C’est vrai que cette année le public français commence à s’intéresser à nous, grâce à certaines personnes, certains journalistes qui ont eu le courage et la curiosité de venir nous rencontrer, et qui ont une certaine influence dans la presse. Eux ont déclenché l’intérêt d’autres médias autour de nous.
– Laurent : Citons-les ! C’est Jean-Daniel Beauvallet des Inrockuptibles qui a écrit les plus beaux mots sur le groupe ; il a fait quatre pages dans les Inrocks, avec amour. Et puis Didier Varrod, qui nous a dit qu’il avait mis du temps à avoir l’info, aussi. Je pense que c’est le problème de la France : tout tourne autour des grandes villes. J’ai dit en rigolant à un média l’autre jour que s’il y avait un prix Nobel de physique qui habitait à Campet-lamolere –c’est à côté d’ici- il irait chercher son prix en Suède et personne ne serait au courant en France. C’est un peu notre histoire. Mais c’est super aussi, car ça attire des gens de valeur. Jean-Daniel Beauvallet est un type ultra cultivé, ultra instruit, et les gens comme lui et Didier Varrod ont des façons de parler et de choisir les bons mots qui ouvrent des portes.
– Votre dernier album a été mixé à Nashville et porte une esthétique sonore particulière, typiquement rock américaine. Pouvez-vous nous raconté comment vous avez été menés à cette aventure ?
– Mathieu : On fait du Rock’n’Roll. Le Rock’n’Roll, ça vient quand même des Etats Unis. Donc on s’est dit que ça serait intéressant pour nous d’avoir le recul de quelqu’un qui vient de cette culture et du son américain. Vance Powel était une personne appropriée pour cela, parce qu’il a fait des albums qu’on adore. On l’a contacté. Pourtant c’est quelqu’un d’important ; il a reçu plusieurs Grammy Awards. Mais notre histoire l’a intéressé ; il a écouté la musique et il a aimé. Et il a dit « ok, je veux bien le faire pour vous ». C’est une histoire de rencontre. On a été là bas le rencontrer, et tout de suite, le courant est passé entre nous. Il en résulte ce double album « Rockfarmers » dont on est très contents.
– Votre blues-rock se colore de teinte funk, de metal, parfois de stoner. Si vous deviez évoquer un artiste ou un titre qui vous a donné l’envie de faire de la musique professionnellement, lequel serait-il ?
– Laurent : Moi, je suis fan d’Hendrix. Le voir m’a donné envie de faire ce que je fais à la guitare. Mais citer un seul artiste serait un peu réducteur. Il y en a plein.
– Mathieu : Pour ma part, j’ai écouté plein de musiques, mais ce n’est pas le fait d’écouter de la musique qui m’a donné envie de jouer, mais plutôt la découverte de l’instrument. Avec Laurent, on ne pensait pas devenir musiciens professionnels particulièrement. Ça n’a pas été notre démarche. On a chacun appris un instrument, on a monté un groupe et fait de la musique et à un moment donné, parce qu’on a eu un petit succès, on s’est dit effectivement « pourquoi ne pas essayer d’en vivre ? ».
– Le « minimalisme » d’une structure à deux musiciens, comme la vôtre, pourrait paraitre être un frein à la richesse instrumentale. Or il n’en est rien. N’avez-vous jamais été tentés d’intégrer dans le groupe d’autres musiciens, ou pensez-vous au contraire qu’une formule réduite à l’essentiel oblige à développer votre créativité ?
– Laurent : Intégrer d’autres musiciens, on l’a déjà fait. Sur notre troisième album, on a tourné avec deux cuivres, parce que c’est une musique qui se marie bien avec les cuivres. C’était super. Mais ça fait 21 ans qu’on joue ensemble tous les deux, et en fait il n’y a plus de place possible entre nous. Bien sûr qu’on peut rajouter des instruments et des tessitures, mais il n’y a plus de place.
– Humainement ou artistiquement ?
– Laurent : Musicalement. Il n’y a plus de place, parce qu’on remplit tout. Et on aime cette liberté que nous procure notre formule. On reste à deux. Par contre à deux, on a quatre mains. Et l’interdiction d’avoir des ordinateurs ou des machines. On a l’interdiction de mentir au public, c’est-à-dire de faire semblant de jouer quelque chose qu’on n’est pas capable de jouer. C’est l’essence du blues et du rock. Donc on repousse les limites de plus en plus ; on cherche énormément de choses. C’est pour ça que je varie énormément mes voix. C’est un troisième instrument. Lui varie énormément son jeu. A la guitare, j’utilise des accordages bizarres qui me permettent de faire de la basse. En fait ce n’est pas de la guitare : c’est de la guitare et de la basse. Je joue les deux en même temps. Et pour le prochain album, on est en train de réfléchir justement à aller encore plus loin. C’est-à-dire qu’on va intégrer d’autres instruments, mais joués par nous et instantanément. Ça va faire un peu bric à brac, mais c’est l’idée. Le blues n’est pas une musique sophistiquée ; le rock n’est pas une musique sophistiquée. L’élégance est dans l’épuration. Et en plus pour nous qui sommes issus d’une culture de terroir, il y a une définition très différente de l’élégance dans les cultures de terroir et dans les cultures de salon : les écrivains de terre cherchent la substantifique moelle, comme Rabelais ; ils cherchent le mot juste. Et la langue gasconne est une langue qui ciselle ; en quatre mots, elle dit tout : elle se fout de ta gueule déjà, elle cristallise la situation et elle met une distance. Ce n’est pas une pensée française qui fait thèse/antithèse/synthèse pour qu’on n’en sache pas plus à la fin et qu’on ne soit pas plus avancés. On essaye d’amener de cette pensée dans notre musique. Les Américains ont un mot pour ça dans le blues : « less is more ». C’est-à-dire qu’avec moins, tu as plus, tu as tout. Nous, on cherche la note ultime, qui fait qu’avec un seul riff, tu es plein. C’est une façon de jouer, un niveau de jeu et aussi une implication physique, parce qu’il faut s’engager très fortement. On ne peut pas juste envoyer des riffs comme ça ; il faut s’engager. Tu peux voir des vieux bluesmen sur le perron qui envoient des sons énormes avec deux cordes. Parce que c’est leur vie qu’ils chantent. Nous sommes très imprégnés de corrida. Je ne rentre pas dans l’histoire des taureaux bien sûr ; je parle uniquement de l’art qu’il y a derrière la corrida. On adore la façon qu’on les matadors de construire leur faena ; ceux sont des gens qui ont une définition innée du « less is more » : ils cherchent en permanence, à vie, le geste pur, le plus épuré possible. Ils appellent ça le « temple ». Il n’y a pas d’esbroufe ; on ne se met pas à genoux ; on ne fait pas le guignol. Et le Blues, c’est la même chose. Ce sont des arts qui sont liés à des traditions, donc à de très vieilles histoires, de très vieilles cultures. Donc il y a toujours cette volonté d’épurer. Dans toutes les cultures du monde qu’on a vu, au Japon aussi, il y a toujours cette recherche du geste pur. Même en cuisine : dans la cuisine japonaise, il n’y a toujours que deux aliments, mais l’association est parfaite. C’est très dur de faire simple, quand on en sait beaucoup. Et c’est ce qu’on recherche.
– La culture du terroir, parlons en. Vous êtes fermiers et producteurs de foie gras de métier, en même temps que musiciens, et vous avez affirmé ne pas vouloir renoncer à aucune de ces deux vies. Est-ce à dire que les deux vous sont nécessaires et surtout sont nécessaires l’une à l’autre pour se nourrir mutuellement ?
– Mathieu : Tout à fait. C’est complémentaire. On se nourrit de l’un et de l’autre. La ferme nous apporte la sérénité, et, déjà, à manger. C’est quelque chose d’indescriptible et de sain ; c’est aussi la liberté. Traditionnellement nous sommes éleveurs et producteurs d’oies gasconnes, parce qu’on perpétue un goût qui a tendance à se perdre. Et la musique nous apporte de la fraicheur, et aussi des rencontres et des idées à rapporter à la ferme. Par exemple, nos rencontres avec des Japonais nous ont fait découvrir une technique pour produire du riz sans inonder, et ça nous donne des idées à expérimenter en agriculture. Les voisins se moquent de nous quand on en parle ; mais on le fera. La musique et l’agriculture vont bien ensemble. Et le blues, comme l’a dit Laurent, vient de la terre. Donc on est en plein dans notre élément. Notre musique vient de la terre aussi.
– Laurent : C’est rare que les bluesmen soient DJ… En général ils habitent dans des bleds et sont mécanicien, travailleurs agricoles, ou font toujours quelque chose de tellurique lié à la terre.
– N’aviez-vous pas aussi en projet de créer une école pour transmettre un savoir faire ?
– Laurent : C’est embryonnaire pour l’instant. Mais une fois que la ferme sera bien installée, on voudrait essayer de transmettre, dans une école de type Montessori, les connaissances de la ferme. C’est la prochaine étape : une sorte d’école gasconne 2.0. Attention ! Pas du tout une Calandreta… On est anti-occitanismes total. C’est un envahissement culturel insupportable. Ici, on est en Gascogne, pas en Occitanie. On est d’ici ; on aurait pu être chinois, mais on est d’ici. C’est comme ça. On voudrait utiliser cette culture qu’on a pour avoir un passeport universel vers la mondialisation culturelle et les hommes. C’est-à-dire transmettre la langue et savoir se faire à manger : on sait très bien comment faire pousser du maïs, donc on le fait, et on fait du canard gras, parce que c’est pour l’hiver et qu’on ne sait faire que ça. Mais ça permet d’être autonome sur son territoire. Et la langue gasconne, ça n’est pas une fin en soi. Il faut parler anglais, parce que c’est la langue du monde, espagnol, puisque c’est la langue de notre culture sœur, et ne pas être dans des trips de repli. L’idée est de donner des outils pour que les enfants puissent plus facilement être des citoyens du monde tout en gardant leur propre culture. Nous avons la chance d’avoir beaucoup voyagé, donc on sait tout ça.
Mais il faut expliquer qu’avoir une culture est une chance, mais que ce n’est pas de la politique. C’est juste une façon de pouvoir partager et expliquer aux autres. Comme ici : Luxey, c’est une vraie fête landaise, et une fête landaise c’est fait pour respirer et discuter. Tous les conflits de l’année se règlent aux fêtes landaises. Les villages respirent beaucoup dans le Sud-ouest à cause de ça. C’est très important, et pour en revenir à la question, c’est très important aussi de faire passer le savoir aux enfants. On a vu de par le monde des endroits où tout est mort : les gamins sont déracinés ; il n’y a aucun lien avec les anciens. Du coup ils ne savent même plus faire pousser des tomates et n’ont pas d’autre option que faire une grande carrière pour avoir des sous pour se payer des tomates. Alors qu’en fait tout le monde a le droit de manger de bonnes tomates ou un bon foie d’oie, et l’une des façons pour l’avoir est de se le faire. Donc notre projet est une école qui serait basée sur cette transmission, et qui pourrait par la suite avoir des déclinaisons bretonnes, ou autres.
– A ce propos, quel est votre sentiment à l’égard des politiques agro-économiques actuelles qui donnent l’impression de viser à tout faire pour empêcher les gens d’être autonome alimentairement?
– Laurent : La liberté absolue, c’est de se faire à manger. A partir du moment où on sait se faire à manger, on n’a pas besoin de pays, ni d’administration. On a besoin de rien, sinon des autres. Et à partir du moment où ils ont besoin des autres, les gens s’organisent. Ici, nous sommes sur un territoire qui connait la question, puisqu’il y a un petit village reconstitué juste à côté, à Sabre, qui est un village landais du XIX ème. Il y avait un boulanger, un meunier, etc…et les gens parlaient gascon jusqu’à ce que Napoléon III impose une administration française et la plantation des pins. Et ça a amené plus de malheur qu’il n’y en avait avant. Maintenant on a l’instruction, donc on sait analyser que dans les modèles des anciens, il y avait quand même des choses excellentes. Les états et les grandes multinationales savent très bien qu’aujourd’hui nos générations peuvent s’organiser sans eux. Donc ils imposent des normes pour interdire cela. Pour notre part, on le vit à la ferme, parce que nous avons une petite structure de 200 oies, et on nous contrôle tout le temps comme si nous étions Delpeyrat, et on exige de nous de faire les mêmes dépenses. Pourtant s’il y a eu la grippe aviaire, ce n’est pas à cause de nous. On est en résistance ; et il faut le faire : le fait même de le faire est une résistance. On n’empêchera jamais les gens au fin fond des Landes de se faire un potager. Il y a des limites à ne pas franchir.
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Miren Funke
Photos : Carolyn C (1, 6, 7) et Benjamin Pavone et Christelle Lesparre (2, 3, 4, 5, 8) que nous remercions de nous autoriser à utiliser les photos.