Quelques minutes après avoir quitté Yves Jamait, c’est Patrick Ochs, chanteur de Rue de la Muette, qui nous recevait. Le soir même, le groupe allait enchanter le public avec les nouvelles compositions de son dernier album « Ombres Chinoises », et le faire danser et entrer en transe avec ses chansons originales aux accents de Java et Klezmer, et à l’esprit rock, dont certains titres résonnent désormais au coeur comme des hymnes.
– Bonjour et merci de nous recevoir. Vous faites escale à Luxey, en tournée de votre dernier album « Ombres chinoises ». Peux-tu parler de ce disque ?
– L’album est sorti il y a un an. Depuis sa sortie, on est constamment sur la route ; donc le festival Musicalarue s’inscrit dans le cadre de cette tournée. Mais je pense déjà à la préparation du prochain disque. « Ombres chinoises » a été produit par une équipe différente des précédents. L’album « Parade » comptait plus de musiciens ; nous étions plus nombreux, et il y comportait un duo avec CharlElie Couture. Nous avions voulu lui donner une autre dimension ; il était beaucoup plus produit. Sur celui-ci, il n’y a pas de contrebassiste, ni de guitariste par exemple. C’est quelque chose de plus intimiste ; j’avais envie, à l’époque de son écriture, de faire des chansons plus introverties. J’avais moins envie de parler du monde qui m’entourait, parce que le monde qui m’entourait, je commençais à le trouver excessivement inquiétant. Et puis je traversais un passage de ma vie ou j’avais envie de faire des choses plus replié sur moi-même. Donc les compositions de cet album sont cosignées avec ce groupe de musiciens, les textes étant de moi.
– Hormis, les instruments manquant, es-tu toujours entouré des musiciens ?
– Je tourne avec ce groupe qui m’accompagne depuis longtemps : l’accordéoniste Gilles Puyfages joue avec moi depuis une quinzaine d’années ; Vincent Mondy à la clarinette et au saxophone m’accompagne aussi depuis 14-15 ans ; et Eric Jaccard, qui est le plus jeune dans le groupe, nous a rejoints il y a deux ans. En général, je reste assez fidèle aux musiciens avec qui je travaille.
– En quoi le prochain album sera différent ?
– Je pense qu’il sera plus en prise directe avec les événements actuels. C’est difficile de faire de la musique ou de peindre, en faisant totalement abstraction des drames qui se jouent autour, en ne parlant ni de Charlie, ni de la tuerie de l’hyper-cacher, ni de ce qui s’est passé il y a deux semaines à Nice. Même si on est un grand fuyard de l’actualité, il va falloir s’y mettre. A un moment, j’ai rêvé que je ferais des albums militants, surtout à l’époque du début. C’est pourquoi les premiers albums ont une fibre militante, plus que ce que je fais actuellement.
– A propos de militantisme et d’engagement, tes parents sont d’origine juive d’Europe centrale, et c’est une mémoire qui semble hanter certaines de tes chansons, aussi bien sur le plan musical que textuel. Est-ce d’eux que te viennent les influences de musique Klezmer et le besoin d’évoquer des sujets historiques graves ?
– Mon père était Juif allemand et ma mère, Juive de Pologne. Ce sont des choses qui étaient très présentes dans les premiers albums surtout ; et puis avec le temps, on passe à autre chose. A force de thérapies et de questionnement sur soi-même, on se dit qu’il faut continuer à écrire en laissant certaines choses dehors. En effet dans la chanson « La Muette à Drancy », je parlais du camp de Drancy et de la déportation. Quand j’ai écrit cette chanson, je pensais que le monde serait un peu moins laid et que les choses allaient s’arranger. Mais elles ne se sont pas arrangées ; on continue l’histoire. J’aime certains chanteurs car ils ont tendance à regarder devant. Et ce que je n’aimais pas chez moi à l’époque, c’est cette impression que je regardais tout le temps derrière, que j’utilisais des événements déjà passés pour bâtir un présent et faire en quelque sorte de la chanson historique, comme si le monde allait ne plus jamais être pareil. En fait, il est pareil.
Quant aux influences de mes origines sur le plan musical, c’est difficile de s’en passer. L’avant dernier album « Parade » était assez rock. Mais sur « Ombres chinoises », j’avais envie à la fois de parler d’hommes et de femmes qui m’avaient influencé, comme Ray Charles ou Myriam Makeba, et de conserver l’essence notre musique : cette valse, ce Jazz issu de la musique Klezmer qui est toujours présent, même si j’essaye de m’en débarrasser un peu, parce que je ne suis pas un musicien folkloriste.
– Mais s’en « débarrasser » ne reviendrait-il pas à risquer de perdre l’identité qui fait justement l’univers de Rue de la Muette ?
– Ce sont des choses qui font partie de ma composition. Bien sur il faut avancer ; mais c’est intéressant de regarder devant, en se retrouvant avec tout ce qui nous a construits. On ne se débarrasse pas de son identité entièrement. Mais il faut de temps en temps savoir la poser, solder les choses et se dire qu’on n’est plus que soi même, qu’on ne doit plus rien aux gens qui ont composé cette chaine d’amour ou de haine, dont on est un maillon, et se demander ce qu’on veut en faire : la rompre ou pas. C’est bien le problème de notre civilisation actuellement : on refuse tout ce qui nous a construit, alors qu’on est quand même de cette chair et de ce sang là. C’est vrai que Rue de la Muette évolue dans un univers qui lui est propre. Enfin je pense que ça évolue ; mais je ne me pose plus ces questions là aujourd’hui, parce que j’ai envie de regarder devant, sachant qu’au bout du bout, comme chez certains chanteurs africains, de toute façon, le ciment de ce qu’on bâtit, même avec des instruments actuels, est toujours excessivement folklorique. Je suis un chanteur français, issu de la chanson francophone, avec les influences qui nous ont nourris durant les « 30 glorieuses » -c’est-à-dire Trenet, Ferré, Brel, Brassens, etc…- et qui font partie de nous, sauf que plein de choses intéressantes se sont passées depuis, y compris des mouvements musicaux sans doute plus futuristes. Et il faut faire ce qu’on aime avec tout ça.
– D’où votre reprise de « La nuit je mens » d’Alain Bashung sur « Ombres chinoises » ? En quoi cette chanson te parle-t-elle particulièrement ?
– Oui ! D’abord c’est une reprise d’un standard. C’est difficile de construire la chanson en dehors de Ferret, Brel ou Nougaro ; et « La nuit je mens » est une très belle chanson. C’était intéressant d’en faire quelque chose qui nous ressemble, qui ressemble à une autre identité, à une autre façon de jouer, à une autre façon de se placer dans ce son là. Quand on reprend une chanson, on a tendance, soit à se démarquer totalement de l’original, soit à marcher trop dans les pas de l’interprète précédent. J’aime aussi qu’on puisse concevoir la reprise comme les Anglo-saxons : en s’accaparant complètement la chanson. Par exemple dans le Jazz, la Soul ou le R’n’B, tu vas tomber sur des reprises des Beatles complètement arbitraires et différentes. C’est ce que j’aime. Donc « La nuit je mens », on la reconnait, mais j’en ai fait autre chose, en m’appropriant aussi certains vers. « D’estrade en estrade, j’ai fait danser tant de malentendus » par exemple : c’est une impression que j’ai souvent eue, parce que quand on est sur scène, on peut être terriblement malentendu et mal compris. On se reconstruit à chaque fois qu’on joue ; on ne sait pas si la magie va opérer de nouveau, si ça va fonctionner encore. C’est tellement aléatoire, la façon dont les choses sont perçues : ton texte peut fonctionner le lundi et ne plus rien vouloir dire le mardi. C’est donc toujours des questions que je me pose : d’estrade en estrade, est-ce que ça va fonctionner à nouveau ?
– Je me permets de revenir sur tes propos au sujet de la chanson historique et du fait de se tourner vers le passé : pourquoi avoir souhaité sur ce dernier album la présence d’une reprise de « La chanson de Craonne » ?
– J’ai préparé quelques reprises de chansons de la guerre 14/18 pour un spectacle dans lequel nous avons joué Gilles Puyfagès et moi en 2014. Il y avait aussi « l’ami Bidasse » et « La Madelon ». Ce sont des chansons vaguement amusantes, du début de la guerre, mais de la façon dont nous les interprétions, Gilles et moi, on sentait que ça finirait plutôt mal. Le tour de chant se terminait par notre version de la chanson de Craonne. Cette chanson m’a toujours plu. J’aime son refrain ; et ses paroles sont simples et poignantes. Tout est au premier degré. Tout le monde peut la comprendre, une fois replongé dans le contexte. Gilles et moi, nous avons écouté pas mal de versions de cette chanson avant de trouver une tonalité et une façon de l’interpréter en duo accordéon/voix qui nous conviendraient pour rendre hommage. Ça a pris, comme souvent, pas mal de temps pour bien assimiler, bien ressentir tout ce que cette chanson racontait. Nous avions envie, que l’on puisse entendre les bombardements au dessus de la tranchée et qu’on puisse ressentir le côté exceptionnel et historique de cette parole restée longtemps interdite. Des gens ont été fusillés à l’époque, à cause de cette chanson. Une chanson peut raconter beaucoup de choses d’une époque, surtout si on la replonge brutalement dans la notre.
– Etes-vous déjà venus jouer à Musicalarue ?
– Nous avons effectivement déjà joué ici, il y a plusieurs années, mais avec une formation différente, qui était un peu plus punk, avec moins de savoir-faire, mais aussi la fraicheur et l’énergie des débuts. Je suis content de revenir ici, car j’ai évolué et vieilli. J’ai l’impression qu’on joue avec beaucoup plus de certitude, qu’on est moins inquiets qu’on a pu l’être, et en même temps avec le sentiment d’être attendus, et c’est très agréable. La chanson française n’est plus personna grata comme elle a pu l’être, et Musicalarue reste un festival où on peut trouver notre public.
– Quels sont les artistes qui t’inspirent actuellement ?
– J’ai eu la chance de pouvoir faire un duo avec CharlElie Couture sur notre précédent album, et c’est pour moi un artiste très important. Il y a beaucoup de musiciens que j’adore. Le trou… Il suffit que tu me demandes pour que leur nom m’échappe comme des oiseaux ! Si on parle d’artistes qui m’ont touché par le passé, bien sur il y a Claude Nougaro et Alain Bashung, dont les chansons m’ont porté ; j’ai adoré aussi des chanteurs dans la musique africaine, et puis les musiques qu’écoutaient mes parents quand j’étais petit. J’avais fait un texte il y a quelques années, nommant les 300 artistes que j’avais pu écouter dans ma vie. C’est une juxtaposition complètement improbable de gens différents.
– Es-tu toujours heureux de la vie sur les routes en tournée ?
– Beaucoup moins. Parce que, comme tu le sais, il y a bien moins de subventionnement pour la culture et l’art, donc on tourne dans des conditions beaucoup plus « roots » et moins confortables. Il fut une époque où je pouvais partir avec le sac à dos faire n’importe quoi. Mais la vie sur les routes devient dure ; je trouve ça moins sympathique que ça l’a été. Maintenant, c’est toujours un plaisir de partir quelques jours à la rencontre du public. Je vais te raconter une anecdote : j’ai pendant longtemps chanté une chanson sur le camp de Drancy, et puis j’ai renoncé à me battre sur cette chanson, parce que j’en ai ras-le-bol d’être obligé d’expliquer au public ce qu’est la déportation, de justifier mon texte de façon historique. C’est peut-être un manque de courage de ma part. Mais ça me gave ; je ne devrais pas avoir à expliquer ce que c’est. En revanche il m’arrive d’animer des ateliers de création avec un public jeune, et à ce moment là de prendre le temps de raconter les choses. J’avais fait un spectacle avec des jeunes issus du milieu agricole qui s’appelait « La cabaret des animaux », que je terminais avec cette chanson, et c’était intéressant d’expliquer Drancy aux jeunes provenant de différents milieux ou origines immigrées aussi. Mais franchement sinon, j’en ai marre d’être obligé de faire de l’explication historique. C’est du fondamental qui devrait être fait par l’école. L’engagement politique fait partie de moi, mais j’ai envie de m’amuser et que les gens s’amusent en rentrant dans un univers qui est le mien.
Miren Funke
Photos : Carolyn C
Nous remercions les membres d’Ariane Productions, et particulièrement Véro pour son aide amicale.
Liens : http://arianeproductions.com/artistes/chanson/rue-de-la-muette/
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Le spectacle de fête à la sortie de l’album a été chroniqué ici, attrapez le zèbre …