Sonic Area, « Music For Ghosts », France, Septembre 2012.
(chronique de l’album, par Hum Toks / E.5131/ Eric SABA)
images : Yoann Amnesy
L’homme est bien fringué, ça sent le très, très, vieux café parisien, repaire de ceux qu’on dit « poètes maudits »…
Autre époque…
Un verre
Dans la main droite
Un verre d’absinthe
Et la cuillère, comme en apesanteur, à l’horizontale et qui fait son office… et le sucre qui fond…
Une autre époque
La cuillère laisse filer le précieux liquide, fée verte… sur fond noir, vert glauque.
L’homme porte un costume élégant, près du corps, noir, et la chemise, blanche, au col relevé sur un foulard ou un nœud fin, noir défait, libre, en dilettante, noué à la mode dandy, lâche, libre… libre…
Et l’absinthe aspire toute la couleur : liquide quasi fluorescent, ici… qui inspira nombre de nos poètes de la fin XIXème. On remarquera — pour finir, et à bien y regarder — que tout part en fumée…
Deux mains élégantes, raffinées. On imagine l’oreille avertie.
C’est la pochette : SONIC AREA, MUSIC FOR GHOSTS.
Sommes un paquet à nous être précipités sur ce nouvel album et depuis… la critique ne tarit pas d’éloge. « L’album 2012 ! », il se murmure parfois…
Sinon… pour le grand public, l’album est parfaitement inconnu, appartient à un sous-genre de la musique à la fois Underground, Expérimentale et Indé. Autant dire qu’il est hors de portée, non pas intellectuelle, mais physique. Pas de radio, pas de téloche…
Sonic Area, c’est Arco Trauma et une partie de Chrysalide… c’est le label Audiotrauma…
C’est de l’artiste made in france, dont tu n’auras jamais entendu parler si tu ne côtoies pas l’Indé et l’Underground, la guerilla électronique.
Et pourtant… et pourtant… prépare tes oreilles.
Pour avoir entendu l’un (Sonic Area) et vu l’autre (Chrysalide)… je n’ai pas hésité longtemps : Play !
(Et puis, ces nombreux pseudo(s) qui tournent autour d’un même personnage, je ne sais pas pourquoi, ça me plaît.)
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C’est surprenant, les premières secondes font penser au travail d’Aphex Twin : un liquide, un verre, une cuillère qui tinte et les sons magiques, étonnants, ensorcelants… ? Qui virevoltent autour… Du collage ?
Très rapidement, les notes viennent. C’est « écoutable », dirait un ami néophyte… Alors, si c’est écoutable, c’est bien… « mais c’est sale »… Ah…!
Bienvenue dans notre univers… si tu savais à quel point c’est travaillé, recherché, voulu.
Certains reconnaissent là du Beethoven (mais une sonate dynamique, plantée aux acides), le « Pimpf » de Depeche Mode… et puis les sons électroniques s’ajoutent. Introduction progressive, accueil séduisant. On ne s’arrête pas là. Les sons industriels, riches, donnent toute leur valeur à ce travail minutieux… Je lève les yeux, lis l’enseigne : « Arco Trauma, Horloger »…
Que je t’explique : « électronique » ne veut pas dire boîte à musique qui tourne seule. Non, c’est un vrai mode opératoire, un acte de création véritable : un instrument de musique… Les boutons partout, les claviers, les écrans… les échantillonneurs, samplers, ce sont des instruments de musique. Ensuite, tu me crois ou pas, c’est ton problème…
Arrivés là, en principe, les anciens et les modernes s’écharpent alors qu’il suffirait de la fermer… et d’écouter…
Le premier morceau « never ever more » est une mise en bouche, en boucles, un accueil, deux grandes portes, boiseries de qualité qui t’invitent à pénétrer le hall. Éclairage faible d’abord, dans l’oreille droite, comme à gauche et le « gros son » qui côtoie les notes égrenées au piano. Faible d’abord… pour débarquer dans la Salle du Bal (Le Masque de la Mort Rouge ?). Tu dirais « gothique »… c’est trop simple. Ou alors il faut y mettre les bonnes références… Le XIXème siècle… Bram Stoker, La Morte Amoureuse, Le Moine de Lewis, Les Élixirs du Diable d’E.T.A. Hoffmann… Un album à écouter, en lisant Baudelaire, E.A. Poe… ? Non, pas forcément, en vivant ton temps, simplement…
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C’est le morceau n°3 qui m’a interpelé tout d’abord. Dans un décor moderne, aux angles bruts, aux étagères vides, je calai les écouteurs sur la cervelle et… le salon vint à se remplir soudain d’objets hétéroclites et tout vint tourner autour de moi : les mots surtout… alors que Sonic Area ne nous propose que de la musique. Et les mots de m’envahir. La structure du morceau… et les mots de jaillir… posés il y a quelques mois, un avant-goût de l’actualité… de notre époque merveilleuse prise dans des tourbillons inquiétants : les dieux, l’argent, la domination sur l’humain des uns et de l’autre, le bonheur !
« the living carousel »
Le texte de E.5131 : à lire, à écouter… à recréer…
–> the living carousel <–
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La tension monte d’un cran avec le quatrième morceau : « the infernal clockwork ». Avec les années, je ne fais plus la différence : électronique, pas électronique. J’entrevois des architectures, des couches sonores qui se superposent, s’entrechoquent. J’entends un orchestre. Crois-m’en, et cette horloge, ce tic-tac qui ne te lâchera plus… Ce n’est pas parce que le rythme saccadé, rapide, vient remplir ta cervelle tendue que le tic tac sonore s’évanouira et t’oubliera. Il compte les moment qui passent et ceux qui te restent… « Memento Mori »… Jusqu’à la syncope.
La superposition saisissante qui te prend par le col – je t’aurais mis en garde… et si tu crois que tu sortiras indemne de notre histoire… si tu crois…
Morceau n°6 : « eureka ». Un seuil supplémentaire atteint. Toujours vivant(e) ? Si tu es capable de retenir ton corps, alors, c’est que tu es plus fort que le E. qui ne peut s’empêcher de balancer le haut de son corps violemment vers l’avant, et de l’avant vers l’arrière and so on… en rythme. À se briser les vertèbres…
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Les morceaux n°8 et n°9 (« inframonde » et « hauted hall motel ballade ») nous ramènent 35 ans en arrière, à la musique électronique… aux années 70… François de Roubaix, Morricone, Jarre (eh oui…), Vangelis… ce n’est pas désagréable. C’est une pause. « Preuve que Arco Trauma n’est pas sans culture… ». Et ça tombe bien que vous évoquiez cela, monsieur. Vous devriez rechercher les différentes playlists qu’il propose (de-ci, de-là) et vous vous apercevriez que son univers est riche (classique, musique de film…). Je pense à la B.O. totalement dézinguée de Clockwork Orange… Le côté cinématographie de l’oeuvre, sans doute…
Sa musique… À tirer des larmes si tant est que tu sois dans un état de faiblesse (passagère ou non), de fatigue. Parce que les morceaux s’insinuent, à ton corps défendant et ne te lâchent plus. Faite de sons et de bruits qui s’entrechoquent, la musique d’Arco Trauma te renvoie à du connu, mis en scène, orchestré par Sonic Area.
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La n°12 (« once more unto the breach dear friends ») reprend les éléments de la n°3 (« the living carousel ») et, si je puis dire, en rajoute une couche. Le démarrage est plus violent. Ça sent la fin… On t’a déjà porté loin des rivages, des territoires habités, je crois qu’on se prépare à t’achever… pas dit que tu finisses pas dans les lasagnes… Dandy, décadent, ce que tu voudras. Emploie les termes qui te conviennent, qui te parlent, toujours est-il que c’est de la zique de maintenant. C’est de la zique de la france démocrate, libre et heureuse… ça passe pas à la radio, ça passe pas à la télé. Si tu ne te charges pas d’ouvrir les zoreilles des ami(e)s de tes ami(e)s, nous garderons ces morceaux pour nous. C’est tant pis pour vous…
Certains entendent là de la musique dite classique… travaillée façon XXIème siècle. Pourquoi pas ? Libre à eux. Peu importent les qualifications ! Il s’agirait simplement que ce travail soit découvert et initiateur de plaisirs. Pour le reste… les querelles des anciens et les modernes… j’y vois surtout une perte de temps et l’occasion pour l’industrie du disque de musiques de merde de s’implanter toujours plus profondément dans les media, dans les cervelles, dans nos arrières, profitant de querelles inutiles.
Je t’encourage à découvrir le travail d’Arco Trauma, de Chrysalide, Sonic Area, le label Ant-Zen. Je t’encourage, également, si tu es curieux, curieuse, à aller visiter l’univers d’Igorrr… dont nous parlerons dans un article à venir… de Twinkle, du Diktat… à arpenter les zones urbaines, et dangereuses du Londres 1888, que parcourt le compositeur de Les Sentiers Conflictuels et, enfin, l’oeuvre magnifique de Mimetic (Jérôme Soudan), celle de Syn-, plus discrète, qui te mèneront à ce grand groupe, envoyé il y a des années en éclaireur, déclencheur de tant de vocations, ouvreur de tant de pistes jusque là inconnues : Von Magnet. On vous en parlera plus tard…
Hum Toks / E.5131 / Eric SABA
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–> Music for Ghosts, en écoute sur Bandcamp
–> Les artistes du Label Audiotrauma
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